L'ACCOMPAGNEMENT DE FIN DE VIE IV

LE RAYONNEMENT INTRINSÈQUE DU BARDO 

Quand l’aube de la Luminosité fondamentale se lèvera au moment de la mort, un pratiquant expérimenté saura maintenir une pleine conscience et se fondre en elle, atteignant par là même la libération. Si toutefois nous ne reconnaissons pas la Luminosité fondamentale, nous entrerons alors dans le bardo suivant, le bardo lumineux de la dharmata. 

L’enseignement sur le bardo de la dharmata est une instruction très particulière, spécifique à la pratique Dzogchen et conservée précieusement au cœur des enseignements Dzogchen au cours des siècles. J’ai tout d’abord éprouvé quelque réticence à rendre public cet enseignement sacré entre tous ; en vérité, s’il n’existait pas de précédent, je ne l’aurais peut-être pas fait. Cependant, le Livre des Morts Tibétain et un certain nombre d’autres ouvrages qui font référence au bardo de la dharmata ont déjà été publiés, donnant parfois lieu à des conclusions naïves. Il me semble important et tout à fait opportun de fournir des éclaircissements simples et directs sur ce bardo, en le remplaçant dans son contexte authentique. Je veux insister sur le fait que je n’ai pas présenté en détail les pratiques avancées qui en font partie : en effet, aucune de ces pratiques ne peut, en aucune circonstance, être accomplie utilement si l’on ne bénéficie pas des instructions et des conseils d’un maître qualifié et si l’on ne maintient pas envers lui un engagement et un lien totalement purs. 

Je me suis référé à de nombreuses sources différentes afin que ce chapitre, que je considère comme l’un des plus importants de ce livre, soit aussi limpide que possible. J’espère qu’il permettra à certains d’entre vous d’établir un lien avec cet enseignement extraordinaire, qu’il vous incitera à approfondir votre recherche et à entreprendre vous-même un pratique. 

 

LES QUATRE PHASES DE LA DHARMATA

Le mot sanscrit dharmata, chö nyi en tibétain, signifie la nature intrinsèque de toute chose, l’essence des choses en tant que telles. La dharmata est la vérité nue, non conditionnée, la nature de la réalité, la vraie nature de l’existence phénoménale. Le propos de ce chapitre est fondamental pour une compréhension totale de la nature de l’esprit et de la nature de toute chose. 

La fin du processus de dissolution et l’aube de la Luminosité fondamentale ont ouvert  une dimension entièrement nouvelle qui commence maintenant à se déployer. Il me semble utile, pour la compréhension, de comparer cela à la manière dont la nuit fait peu à peu place au jour. Le stade final du processus de dissolution au moment de la mort est caractérisé par l’expérience de ténèbres marquant la phase du “plein accomplissement”. Elle est décrite comme “un ciel plongé dans l’obscurité”. L’aube de la Luminosité fondamentale est semblable à la clarté d’un ciel dégagé, juste avant l’aurore. Puis le soleil de la dharmata se lève peu à peu dans toute sa splendeur, illuminant les contours du paysage dans toutes les directions. Le rayonnement naturel de Rigpa se manifeste spontanément dans un embrasement d’énergie et de lumière. 

De même que le soleil s’élève dans le ciel clair et vie, toutes les apparitions lumineuses du bardo de la dharmata s’élèvent à partir de l’espace omni pénétrant de la Luminosité fondamentale. Nous appelons “présence spontanée” ce déploiement de sons, de lumières et de couleurs, car il est toujours intrinsèquement présent au sein de l’étendue de la “pureté primordiale”, qui constitue sa base. 

Nous assistons ici à un processus de déploiement au sein duquel l’esprit et sa nature fondamentale se révèlent, graduellement, de plus en plus. Le bardo de la dharmata est une étape de ce processus. En effet, l’esprit, depuis son état le plus pur - la Luminosité fondamentale - se déploie maintenant dans cette dimension de lumière et d’énergie, avant de se manifester en tant que forme dans le bardo suivant, celui du devenir. 

Il me semble extrêmement significatif que, selon la physique moderne, la matière s’avère, à l’examen, un océan d’énergie et de lumière. “Aussi la matière est-elle, pour ainsi dire, de la lumière condensée ou figée … aussi toute matière est-elle une condensation de lumière en des schèmes se déplaçant d’avant en arrière à des vitesses moyennes inférieures à celle de la lumière”, note David Bohm. La physique moderne envisage également la lumière sous plusieurs aspects. “Elle est énergie et elle est aussi information - contenu, forme et structure. Elle est le potentiel de tout.”

Le bardo de la dharmata comprend quatre phases qui offrent chacune une opportunité de libération. Si l'occasion n’est pas saisie lors d’une phase, la suivante se déploiera. L’explication que je donne ici de ce bardo trouve son origine dans les tantras du Dzogchen ; il y est enseigné que seul Tögal, la pratique avancée de la luminosité, permet de comprendre pleinement la signification véritable du bardo de la dharmata. Par conséquent, dans les autres cycles d’enseignement sur la mort que l’on peut trouver dans la tradition tibétaine, ce bardo n’occupe pas une place aussi importante. Même dans le Livre des morts Tibétain, qui fait lui aussi partie des enseignements Dzogchen, la succession de ces quatre phases n’est qu’implicite, comme si elle était légèrement occultée, et elle n’apparaît pas selon un plan aussi clair et systématique.

Je dois souligner, cependant, que les mots ne pourront jamais donner autre chose qu’une représentation conceptuelle de ce qui peut se produire dans le bardo de la dharmata. Ce qui apparaît lors de ce bardo demeurera une image conceptuelle tant que le pratiquant n’aura pas perfectionné sa pratique de Tögal ; alors, chaque détail de ce que je m’apprête à décrire deviendra une expérience personnelle indubitable. Ce que je voudrais ici, tout en parachevant ma description de l’ensemble des bardos, c’est vous laisser entrevoir qu’une dimension aussi étonnant et merveilleuse pourrait fort bien exister en réalité. J’espère aussi profondément que cet exposée complet pourra, en quelque sorte, être pour vous un rappel au moment où vous traverserez le processus de la mort. 

  1. La Luminosité - le paysage de lumière. 

Dans le bardo de la dharmata, vous prenez un corps de lumière. La première phase de ce bardo a lieu lorsque “l’espace se dissout en luminosité”. 

Vous devenez soudain conscient d’un monde fluide et vibrant de sons, de lumières et de couleurs. Toutes les caractéristiques ordinaires de votre environnement familier se fondent en un paysage de lumière qui embrasse tout. Il est étincelant de clarté et de splendeur, transparent et multicolore, sans aucune limite de dimension ou de direction, chatoyant et perpétuellement en mouvement. Le Livre des Morts Tibétain le décrit comme “semblable à un mirage au-dessus d’une plaine, dans la chaleur de l’été”. Ses couleurs sont l’expression naturelle des qualités intrinsèques de l’esprit : l’espace est perçu comme lumière bleue, l’eau comme lumière blanche, la terre comme lumière jaune, le feu comme lumière rouge et le vent comme lumière verte. 

La stabilité de ces apparitions lumineuses éblouissantes dans le bardo de la dharmata dépendra entièrement de la stabilité que vous aurez réussi à acquérir dans votre pratique de Tögal. Seule une réelle maîtrise de cette pratique vous permettra de stabiliser l’expérience et de l’utiliser pour atteindre la libération. Sinon, le bardo de la dharmata passera comme un éclair et vous ne saurez même pas qu’il a eu lieu. Permettez-moi de souligner à nouveau que seul un pratiquant de Tögal sera capable de parvenir à cette reconnaissance importante entre toutes, à savoir que les manifestations rayonnantes de la lumière n’ont pas d’existence distincte de la nature de l’esprit. 

  1. L’Union : les déités. 

Si vous ne parvenez pas à reconnaître ceci comme le déploiement spontané de Rigpa, les rayons et les couleurs simples commencent à se regrouper et à fusionner en points ou sphères de lumière de différentes tailles, appelés tiglés. Parmi eux apparaissent les “mandalas des déités paisibles et courroucées”, sous l’aspect d’immenses concentrations sphériques de lumière qui semblent occuper la totalité de l’espace. 

Ceci constitue la deuxième phase, que l’on appelle “la dissolution de la luminosité dans l’union” ; la luminosité se manifeste alors sous forme de bouddhas ou de déités de tailles, couleurs et formes diverses, tenant à la main différents attributs. La lumière éclatante qui en émane est éblouissante et aveuglante, le son est formidable et semblable au grondement de mille tonnerres, et les rayons et faisceaux de lumière sont pareils à des rayons laser, transperçant toute chose. 

Telles sont les “quarante-deux déités paisibles et les cinquante-huit déités courroucées” décrites dans Le Livre des Morts Tibétain. Leur apparition se déploie sur un certain nombre de “jours”, et elles s’assemblent selon la structure caractéristique de leur mandala, par groupes de cinq. Cette vision emplit la totalité de votre perception avec une telle intensité que, si vous êtes incapable de la reconnaître pour ce qu’elle est, elle vous apparaît sous un jour terrifiant et menaçant. Vous pouvez être dévoré par une peur indicible et une terreur aveugle, et vous évanouir. 

Des rais de lumière très fins jaillissent de vous-même et des déités, unissant leur cœur au vôtre. D'innombrables sphères lumineuses apparaissent dans ces rayons ; elles s’accroissent puis “s’enroulent vers le haut” tandis que toutes les déités se dissolvent en vous. 

  1. La Sagesse. 

Si, cette fois encore, vous ne réussissez pas à “reconnaître” et à acquérir la stabilité, se déploie alors la phase suivante, appelée “dissolution de l’union dans la sagesse”. 

Un mince rai de lumière jaillit à nouveau de votre coeur et donne naissance à une vision immense dont chaque détail, cependant, est distinct et précis. Ceci est le déploiement des divers aspects de la sagesse qui apparaissent ensemble en une manifestation de tapis de lumière déroulés et de tiglés sphériques, lumineux et resplendissants.

Tout d’abord, sur un tapis de lumière d’un bleu profond, apparaissent par groupes de cinq des tiglés chatoyant de couleur bleu saphir. Au-dessus, sur un tapis de lumière blanche, surgissent des tiglés éclatants, d’une blancheur cristalline. Au-dessus encore, sur un tapis de lumière jaune, apparaissent des tiglés dorés et toujours au-dessus, un tapis de lumière rouge porte des tiglés rouge rubis. Ils sont couronnés par une sphère resplendissante, semblable à un dais déployé fait de plumes de paon. 

Ce déploiement éclatant de lumière est la manifestation des cinq sagesse : la sagesse de l’espace qui embrasse tout, la sagesse semblable au miroir, la sagesse de l’égalité, la sagesse du discernement et la sagesse qui accomplit tout. Mais puisque cette dernière atteint sa perfection seulement au moment de l’éveil, elle n’apparaît pas encore, d’où l’absence de tapis de lumière et de tiglés verts ; ils sont cependant contenus en puissance dans les autres couleurs. Ce qui se manifeste ici est notre potentiel d’éveil ; quant à la sagesse qui accomplit tout, elle apparaîtra seulement au moment où nous atteindrons l’état de bouddha. 

Si vous ne parvenez pas alors à la libération, en demeurant sans distraction dans la nature de l’esprit, les tapis de lumière, les tiglés et votre Rigpa se dissolvent tous dans la sphère de lumière resplendissante semblable à un dais de plumes de paon. 

  1. La Présence spontanée. 

Ceci annonce la phase finale du bardo de la dharmata, “la dissolution de la sagesse dans la présence spontanée”. Maintenant, la totalité de la réalité se présente en un seul déploiement extraordinaire. Tout d’abord, l’état de pureté primordiale se lève comme un ciel limpide. Puis les déités paisibles et courroucées apparaissent, suivies par les purs royaumes des bouddhas et, au-dessous d’eux, les six mondes de l’existence samsarique. 

L’immensité de cette vision dépasse totalement notre imagination ordinaire. Chaque possibilité est présente, de la sagesse à la confusion et de la libération à la renaissance. A ce moment précis, vous ferez l’expérience d’être investi de pouvoirs de perception et de mémoire extraordinaires. Dans une clairvoyance totale, sans que rien ne vienne limiter vos perceptions sensorielles, vous connaîtrez par exemple vos vies passées et futures, vous lirez dans l’esprit d’autrui et aurez connaissance des six mondes d’existence. En un éclair, vous vous souviendrez avec précision de tous les enseignements que vous n’avez jamais entendus s’éveilleront même dans votre esprit. 

Puis la vision entière se dissoudra à nouveau dans son essence originelle, “comme une tente qui s’affaisse une fois coupées les cordes qui la maintenaient en place”. 

Si vous possédez la stabilité qui vous permettra de reconnaître ces manifestations comme le “rayonnement intrinsèque” de votre propre Rigpa, vous serez libéré. Mais, sans l’expérience de la pratique de Tögal, vous serez incapable de soutenir les visions des déités, “aussi éblouissantes que le soleil”. Au contraire, à cause des tendances habituelles de vos vies passées, votre regard sera attiré plus bas, vers les six mondes. Ce sont eux que vous reconnaîtrez et qui vous attireront à nouveau dans le piège de l’illusion. 

Dans le Livre des Morts Tibétain, des périodes comptées en un certain nombre de jours sont attribuées aux expériences du bardo de la dharmata. Il ne s’agit pas de jours solaires de vingt-quatre heures, car dans le domaine de la dharmata, de telles limites de temps et d’espace sont totalement transcendées. Ce sont des “jours de méditation” et ils se réfèrent au temps que nous avons pu passer, sans distraction, dans la nature de l’esprit, ou dans un même état d’esprit. Si nous n’avons pas acquis de stabilité dans notre pratique de la méditation, ces jours pourront être extrêmement courts, et l’apparition des déités paisibles et courroucées si fugace que nous ne nous rendrons peut-être même pas compte qu’elle a eu lieu. 

 

COMPRENDRE LA DHARMATA

Maintenant que le bardo de la dharmata se lève sur moi, 

J’abandonne toute peur et toute terreur, 

Je reconnais dans tout ce qui apparaît le déploiement de mon propre Rigpa, 

Et sais qu’il s’agit d’une apparition naturelle de ce bardo ;

Maintenant que j’ai atteint ce point crucial, 

Je ne crains ni les déités paisibles ni les courroucées, qui s’élèvent de la nature de mon propre esprit. 

Savoir que toutes les expériences qui s’élèvent dans ce bardo sont le rayonnement naturel de la nature de notre esprit est la clé qui nous permet de le comprendre. Nous assistons ici à la libération des différents aspects de son énergie d’éveil. De même que les arcs-en-ciel dansants réfractés par un cristal sont la manifestation naturelle du cristal, ainsi les apparitions éblouissantes de la dharmata ne peuvent être dissociées de la nature de l’esprit. Elles en sont l’expression spontanée. Ainsi, quelque terrifiantes que puissent être ces apparitions, nous dit le Livre des Morts Tibétain, elles n’ont pas plus de raison de vous effrayer qu’un lion empaillé. 

A strictement parler, cependant, il serait erroné d’appeler ces apparitions “visions”, ou même “expériences” ; en effet, visions et expériences reposent sur une relation dualiste entre un esprit qui perçoit et un objet perçu. Si nous pouvons reconnaître les apparitions du bardo de la dharmata comme l’énergie de sagesse de notre propre esprit, il n’y a pas de différence entre celui qui perçoit et l’objet perçu, et nous faisons alors une expérience de non-dualité. Pénétrer complètement dans cette expérience, c’est atteindre la libération. Kalou Rinpoché dit en effet : “Dans l’état qui suit la mort, la libération se produit au moment où la conscience parvient à reconnaître que ses expériences ne sont autres que l’esprit lui-même.”

Toutefois, dès lors que nous ne sommes plus maintenus et protégés par un corps physique et un monde matériel, les énergies de la nature de l’esprit libérées dans l’état du bardo peuvent revêtir à nos yeux une accablante réalité et paraître avoir une existence objective. Elles semblent occuper le monde extérieur qui nous entoure. Et sans la stabilité de la pratique, nous n’avons aucune connaissance d’une réalité non duelle, non dépendante de notre propre perception. Dès que nous commettons l’erreur de considérer les apparitions comme distinctes de nous, comme des “visions extérieures”, nous y réagissons par la peur ou l’espoir, ce qui nous conduit dans l’illusion. 

La reconnaissance, qui était la clé de la libération lors de l’aube de la Luminosité fondamentale, l’est également dans le bardo de la dharmata. Mais ici, c’est la reconnaissance du rayonnement intrinsèque de Rigpa - l’énergie manifestée de la nature de l’esprit - qui sera déterminante quant à notre libération ou à la poursuite du cycle incontrôlé des renaissances. Prenons, par exemple, l’apparition des cent déités paisibles et courroucées, qui se produit lors de la deuxième phase de ce bardo. Elle est constituée des bouddhas des cinq familles, de leurs parèdres, des bodhisattvas masculins et féminins, des bouddhas des six mondes, ainsi que d’un certain nombre de déités courroucées et protectrices. Tous apparaissent au milieu de l’éclatante lumière des cinq sagesses. 

Comment devons-nous comprendre ces bouddhas et ces déités ? “Chacune de ces formes pures est la manifestation, vue à partir de la perspective de l’éveil, d’une partie de notre expérience impure.” Les cinq bouddhas masculins sont l’aspect pur des cinq agrégats de l’ego. Leurs cinq sagesses sont l’aspect pur des cinq émotions négatives. Les cinq bouddhas féminins sont les pures qualités élémentaires de l’esprit, que nous connaissons comme les éléments impurs de notre corps et notre environnement physiques. Les huit bodhisattvas masculins sont l’aspect pur des différents types de conscience, et les huit bodhisattvas féminins l’objet de ces consciences. 

Que ce soit la vision pure des familles de bouddhas et leurs sagesses qui se manifeste, ou bien la vision impure des agrégats et des émotions négatives, ces visions sont toutes deux intrinsèquement identiques dans leur nature fondamentale. Ce qui les distingue est la façon dont nous les reconnaissons : réalisons-nous, ou non, qu’elles surgissent du fondement même de la nature de l’esprit, en tant qu’expression de son énergie d’éveil ? 

Prenons par exemple ce qui se manifeste dans notre esprit ordinaire comme une pensée de désir : si nous reconnaissons sa vraie nature, elle s’élève, exempte de tout attachement, en tant que “sagesse du discernement”. La haine et la colère, lorsqu’elles sont réellement reconnues, se manifestent en tant que clarté adamantine libre d’attachement ; c’est la “sagesse semblable au miroir”. Quand l’ignorance est reconnue, elle se manifeste en tant que clarté vaste et naturelle, dénuée de concepts : c’est la “sagesse de l’espace qui embrasse tout”. L’orgueil, lorsqu’il est reconnu, est perçu comme non-dualité et égalité : c’est la “sagesse de l’égalité”. La jalousie, une fois reconnue, est libérée de sa partialité et de son caractère possessif, et s’élève comme “la sagesse qui accomplit tout”. Ainsi, les cinq émotions négatives se manifestent comme le résultat direct de notre non-reconnaissance de leur nature véritable. Lorsqu’elles sont réellement reconnues, elles sont purifiées et libérées et se révèlent n’être autres que le déploiement des cinq sagesses. 

Si vous ne réussissez pas à reconnaître les lumières éclatantes de ces sagesses dans le bardo de la dharmata, la saisie dualiste infiltrera alors votre “perception”, de même - dit un maître - qu’une personne gravement malade, souffrant d’une forte fièvre, sera en proie au délire et à toutes sortes d’hallucinations. Si, par exemple, vous ne reconnaissez pas la lumière rouge rubis de la sagesse du discernement, elle vous apparaîtra comme du feu, car elle est l’essence pure de l’élément feu ; si vous ne reconnaissez pas la vraie nature du rayonnement doré de la sagesse de l’égalité, elle s’élèvera comme l’élément terre, car elle est l’essence pure de cet élément, et ainsi de suite. 

Ainsi, lorsque la saisie dualiste s’immisce dans notre “perception” des apparitions du bardo de la dharmata, celles-ci sont transformées l’on pourrait presque dire solidifiées - et elles deviennent alors les diverses bases de l’illusion du samsara. 

Un maître Dzogchen utilise l’exemple de la glace et de l’eau pour montrer comment se manifestent l’absence de reconnaissance et la saisie dualiste : l’eau se présente habituellement comme un élément liquide, doté de qualités merveilleuses, qui purifie et étanche la soif. Mais lorsqu’elle gèle, elle se solidifie en glace. De façon similaire, chaque fois que la saisie dualiste entre en jeu, elle solidifie à la fois notre expérience intérieure et la manière dont nous percevons le monde qui nous entoure. Toutefois, de même qu’à la chaleur du soleil la glace fond et redevient eau, ainsi notre nature de sagesse illimitée est-elle révélée à la lumière de la reconnaissance. 

L’aube de la Luminosité fondamentale et le bardo de la dharmata nous étant apparus, nous pouvons à présent voir avec précision comment l’émergence du samsara est en fait le résultat de nos deux échecs successifs quant à reconnaître la nature essentielle de l’esprit. La première fois, la Luminosité fondamentale, fondement de la nature de l’esprit, n’a pas été reconnue ; si elle l’avait été, la libération se serait ensuivie. La seconde fois, c’est l’énergie de la nature de l’esprit qui se manifeste. Une seconde chance de libération se présente alors ; si cette énergie n’est pas reconnue, les émotions négatives qui s’élèvent commencent à se figer en diverses perceptions erronées. Celle-ci vont créer les mondes illusoires que nous appelons samsara et qui nous emprisonnent dans le cycle des naissances et des morts. L’ensemble de la pratique spirituelle est donc consacré à inverser directement ce que j’appellerais “la progression” de l’ignorance et, ainsi, à dé-créer, dé-solidifier ces fausses perceptions étroitement liées et interdépendantes, qui nous ont fait tomber dans le piège d’une réalité illusoire que nous avons créée de toutes pièces. 

Pas plus qu’au moment de la mort, lors de l’apparition de la Luminosité fondamentale, la libration ne peut être considérée comme acquise dans le bardo de la dharmata. Car lorsque la lumière éclatante de la sagesse resplendit, elle s’accompagne d’une manifestation de lumières et de sons simples, agréables et rassurants, tandis que la lumière de la sagesse est trop intense et impressionnante. Ces lumières plus faibles - gris fumée, jaune, verte, bleue, rouge et blanche - sont nos tendances habituelles accumulées par la colère, l’avidité, l’ignorance, le désir, la jalousie et l’orgueil. Ce sont ces émotions qui créent les six mondes d’existence du samsara - les mondes des enfers, des esprits avides, des animaux, des humains, des demi-dieux et des dieux, respectivement. 

Si nous n’avons pas reconnu et stabilisé pendant la vie la nature de dharmata de notre esprit, nous serons instinctivement attirés par les lueurs plus douces des six mondes, tandis que notre tendance fondamentale à l’attachement, développé au cours de l’existence, commencera à s’agiter et à s’éveiller. L’esprit, menacé par l’éclat dynamique de la sagesse, battra en retraite. Nous serons séduits par les lumières rassurantes - l’attrait de nos tendances habituelles ; celles-ci nous entraîneront vers une renaissance qui sera déterminée par l’émotion négative prédominante dans notre karma et dans le courant de notre esprit. 

Pour illustrer l’ensemble de ce processus, voici, extrait du Livre des Morts Tibétain, un exemple de l’apparition d’un des bouddhas paisibles. Le maître ou l’ami spirituel s’adresse en ces termes à la conscience de la personne décédée : 

Ô fils, fille d’une lignée d’être éveillés, écoute sans te laisser distraire !

Le troisième jour, une lumière jaune, la forme purifiée de l’élément terre, brillera. Simultanément, le Bouddha Ratnsambhava apparaîtra devant toi, venant du royaume jaune du Sud, appelé “le Glorieux”. Son corps est jaune. Il tient dans sa main un joyau qui exauce tous les souhaits. Il siège sur un trône porté par des chevaux et enlace Mamaki, la suprême parèdre (Le terme parèdre désigne le bouddha féminin qui accompagne parfois les bouddhas masculins). Il est accompagné de deux bodhisattvas masculins, Akasagarbha et Samantabhadra, et de deux bodhisattvas féminins, Mala et Dhupa. Six formes de bouddha apparaissent ainsi, sorties de la profondeur de la lumière d’arc-en-ciel. 

La pureté fondamentale du skandha de la sensation, qui est la sagesse de l’égalité, d’un jaune éblouissant, enrichie de tiglés de lumière, radieuse et claire, insupportable aux yeux, jaillira vers toi du coeur de Ratnasambhava et de sa parèdre. Elle te pénétrera le coeur de façon si intense que tes yeux ne pourront en supporter la vue. 

Exactement en même temps que la lumière de la sagesse, la douce lumière bleue du monde humain se dirigera vers toi et te pénétrera le coeur. Alors, sous l’influence de ton orgueil et en proie à la terreur, tu fuiras l’intensité de la lumière jaune, tu te complairas dans cette douce lumière bleue des êtres humains et t’y attacheras. 

A ce moment-là, n’aie pas peur de la lumière jaune, lumineuse et claire, perçante et brillante. Reconnais en elle la sagesse. Laisse ton Rigpa reposer en elle, détendu, dans un état libre de toute activité. Éprouve confiance et dévotion à son égard, désire-la avec ferveur. Si tu reconnais en elle le rayonnement naturel de ton propre Rigpa, même sans dévotion et sans avoir récité la prière d’inspiration, alors toutes les formes, lumières et rayons (de la sagesse) s’uniront inséparablement à toi, et tu atteindras l’éveil. Si tu ne reconnais pas en elle le rayonnement naturel de ton propre Rigpa, prie-la avec dévotion en pensant : “C’est la lumière de l’énergie de compassion du Bouddha Ratnasambhava, je prends refuge en elle.” Puisqu’elle est en fait Ratnasambhava venant te guider au milieu des terreurs du bardo, et puisqu’elle est le crochet de lumière de son énergie de compassion, emplis ton coeur de dévotion envers elle. 

Ne te complais pas en la douce lumière bleue des êtres humains. Il s’agit là du chemin séduisant des tendances habituelles accumulées par ton orgueil intense. Si tu t’attaches à elle, tu tomberas dans le monde humain, où tu expérimenteras la souffrance de la naissance, de la vieillesse, de la maladie et de la mort, et tu laisseras passer l’occasion d’émerger du marais boueux du samsara. Cette douce lumière bleue est un obstacle bloquant le chemin de la libération. Ne la regarde pas, mais abandonne l’orgueil. Abandonne ses tendances habituelles. N’éprouve aucune attirance envers elle, ne languis pas pour elle. Empli de ferveur, aspire à la lumière jaune éblouissante et concentre-toi sur le Bouddha Ratnasambhava avec une attention totale, tout en disant cette prière : 

Hélas !

Alors que sous l’effet d’un orgueil intense, j’erre dans le samsara,

Puisse le Bouddha Ratnasambhava me précéder

Sur cette voie lumineuse, la sagesse de l’égalité ; 

Puisse la suprême parèdre Mamaki me suivre ; 

Puissent-ils m’aider à traverser le chemin périlleux du bardo, 

Et me conduire à l’état parfait de bouddha. 

Celui qui récite cette prière d’inspiration avec une dévotion profonde se dissoudra en une lumière d’arc-en-ciel dans le coeur du Bouddha Ratnasambhava et de sa parèdre. Il deviendra un bouddha du Sambhogakaya dans le Royaume du Sud appelé “le Glorieux”. 

Cette description de l’apparition du Bouddha Ratnasambhava se termine en expliquant que, lorsque le maître ou l’ami spirituel guide ainsi le mourant, cela garantit sa libération, même s’il n’est doté que de très faibles capacités. Cependant, dit le Livre des Morts Tibétain, même après avoir été guidés plusieurs fois, certains, en raison de leur karma négatif, ne parviendront pas à la reconnaissance et n’atteindront pas la libération. Perturbés par le désir et les voiles qui obscurcissent leur esprit, terrifiés par les lumières et les sons divers, ils s’enfuiront. Alors, le “lendemain”, le bouddha suivant, Amitabha, Bouddha de la Lumière infinie, apparaîtra, accompagné de son mandala de déités, dans toute la splendeur de sa lumière rouge étincelante. En même temps se manifestera le chemin de la douce et séduisante lumière jaune du monde des esprits avides, né du désir et de l’avarice. Le Livre des Morts Tibétain présente ainsi, tour à tour et de façon similaire, l’apparition successive de chacune des déités paisibles et courroucées. 

On me demande souvent : “Les déités apparaîtront-elles à un Occidental ? Et prendront-elles, dans ce cas, des formes familières à notre culture ? 

Les apparitions du bardo de la dharmata sont dites “spontanément présentes”, ce qui signifie qu’elles sont inhérentes et non conditionnées, et qu’elles existent en chacun de nous. Leur manifestation ne dépend pas de notre degré de réalisation spirituelle ; seule en dépend notre capacité à les reconnaître. Elles ne sont pas l’apanage des Tibétains, mais une expérience universelle et fondamentale ; par contre, la façon dont nous les percevons dépend de notre conditionnement. Puisqu’elles sont de pas leur nature illimitées, elles peuvent se manifester sous n’importe quel aspect, en toute liberté. 

Par conséquent, les déités peuvent revêtir les formes qui, dans notre vie, nous sont les plus familières. Pour des pratiquants chrétiens, les déités peuvent par exemple prendre l’apparence du Christ ou de la Vierge Marie. D’une façon générale, la manifestation éveillée des bouddhas ayant pour seul dessein de nous aider, ceux-ci peuvent donc assumer la forme qui sera la plus appropriée et la plus bénéfique pour nous. Mais quel que soit l’aspect sous lequel les déités apparaissent, il est important de reconnaître qu’il n’existe absolument aucune différence à leur nature fondamentale. 

LA RECONNAISSANCE

Il est expliqué dans le Dzogchen que, de même qu’une personne ne reconnaîtra pas la Luminosité fondamentale si elle n’a au préalable acquis une réalisation véritable de la nature de l’esprit et une expérience stable dans sa pratique de Trekchö, de même, sans la stabilité de Togäl, personne ou presque ne saura reconnaître le bardo de la dharmata. Un pratiquant accompli de Tögal qui a parachevé sa pratique et stabilisé la luminosité de la nature de l'esprit est déjà parvenu, dans sa vie, à une connaissance directe des manifestations mêmes qui surgiront pendant le bardo de la dharmata. Cette énergie et cette lumière se trouvent donc en nous, bien qu’à présent elles nous soient cachées. Mais quand le corps et les niveaux les plus grossiers de l’esprit meurent, elles sont naturellement libérées et les sons, couleurs et lumières de notre vraie nature éclatent soudain dans toute leur splendeur. 

Tögal, cependant, n’est pas l’unique moyen d’utiliser ce bardo comme une occasion de libération. Dans le bouddhisme, les pratiquants du Tantra relient les apparitions du bardo de la dharmata à leur propre pratique. Dans le Tantra, le principe des déités est un moyen de communiquer ; il est en effet difficile d’établir un contact avec la présence d’énergies d’éveil si celles-ci ne possèdent aucune forme ou base permettant une communication personnelle. Les déités doivent être comprises comme des métaphores qui personnalisent et captent les énergies et les qualités infinies de l’esprit de sagesse des bouddhas. En les personnifiant sous la forme de déités, le pratiquant peut les reconnaître et établir un rapport avec elles. En s’entraînant, dans la pratique de visualisation, à les créer et à les résorber, il comprend que l’esprit qui perçoit les déités et les déités elles-mêmes sont indissociables. 

Dans le bouddhisme tibétain, les pratiquants tantriques ont un yidam, c’est-à-dire une déité ou un bouddha particulier avec lequel ils ont un fort lien karmique ; ce yidam représente pour eux la personnification de la vérité, et l’invoquer est au coeur de leur pratique. Au lieu de percevoir les apparitions de la dharmata comme des phénomènes extérieurs, ils les relient à leur pratique du yidam, et se fondent en elles. puisque, dans leur pratique, ils ont reconnu le yidam comme le rayonnement naturel de l’esprit d’éveil, ils ont la capacité d’appréhender ce qui apparaît à la lumière de cette reconnaissance, et de le laisser s’élever en tant qu’expression de la déité. Grâce à cette perception pure, ils reconnaissent tout ce qui surgit dans le bardo comme n’étant autre que la manifestation du yidam. Alors, par le pouvoir de leur pratique et la bénédiction de la déité, ils obtiendront la libération dans le bardo de la dharmata. 

C’est pourquoi, dans la tradition tibétaine, on recommande aux laïcs et aux pratiquants ordinaires non familiarisés avec la pratique du yidam de considérer immédiatement toute apparition comme n’étant, fondamentalement, autre qu’Avalokiteshvara, le Bouddha de la Compassion, ou Padmasambhava, ou Amitabha, selon que l’un ou l’autre leur est plus familier. En bref, la méthode que vous utiliserez pour tenter de reconnaître les apparitions dans le bardo de la dharmata sera exactement la même que celle que vous aurez pratiquée dans votre vie. 

Une autre façon révélatrice d’appréhender le bardo de la dharmata est de le voir comme la dualité exprimée sous sa forme la plus pure. Les moyens de nous libérer nous sont présentés ; pourtant, simultanément, nous sommes séduits par l’attrait de nos habitudes et de nos instincts. Nous expérimentons l’énergie pure de l’esprit et sa propre confusion, au même instant. C’est presque comme si l’on nous poussait à prendre une décision, à choisir entre l’une et l’autre. Il va sans dire, cependant, que le fait même d’avoir ce choix dépend du degré et de la perfection de notre pratique spirituelle pendant la vie.

 

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