L'ACCOMPAGNEMENT DE FIN DE VIE V

LE BARDO DU DEVENIR OU LA RENAISSANCE

L’expérience de la mort, pour la plupart des gens, consistera simplement à passer par un état d’inconscience à la fin de ce processus. Les trois phases de la dissolution interne peuvent être aussi rapides que trois claquements de doigts, dit-on parfois. L’essence blanche du père et l’essence rouge de la mère se rencontrent au niveau du coeur, et il se produit alors l’expérience de ténèbres appelée “plein accomplissement”. L’aube de la Luminosité fondamentale se lève, mais nous ne parvenons pas à la reconnaître et sombrons dans l’inconscience. 

Comme je l’ai dit, nous échouons donc une première fois devant la possibilité de reconnaissance, et c’est la première manifestation de l’ignorance, appelée en tibétain Ma Rigpa - l’opposé de Rigpa. Cela signifie que débute en nous un nouveau cycle du samsara qui, l’espace d’un instant, avait été interrompu au moment de la mort. Le bardo de la dharmata se produit alors, mais il passe en un éclair sans être reconnu. En matière de reconnaissance, cela constitue notre deuxième échec, la seconde manifestation de l’ignorance - Ma Rigpa. 

Notre première impression consciente est que “le ciel et la terre semblent se séparer à nouveau”, et nous nous éveillons soudain dans l’état intermédiaire qui sépare la mort de la renaissance. On l’appelle le bardo du devenir, ou sipa bardo, et il constitue le troisième bardo de la mort. 

Parce que nous n’avons reconnu ni la Luminosité fondamentale ni le bardo de la dharmata, les germes de toutes nos tendances habituelles sont activés et réveillés. Le bardo du devenir commence à cet instant et s’achève au moment où nous entrons dans la matrice de notre prochaine existence. 

Le mot sipa, traduit par “devenir”, signifie également “possibilité” et “existence”. Dans le sipa bardo, l’esprit n’étant plus ni limité ni entravé par le corps physique de ce monde, il existe d’infinies “possibilités” de “devenir” né à nouveau dans des mondes différents. Et ce bardo possède l’ “existence” extérieure du corps mental et l’”existence” intérieure de l’esprit. 

La principale caractéristique du bardo du devenir est que le rôle principal y est joué par l’esprit, alors que le bardo de la dharmata se déroulait au sein du royaume de Rigpa. Nous possédons ainsi un corps de lumière dans le bardo de la dharmata, et un corps mental dans le bardo du devenir. 

Dans ce bardo, notre esprit est doué d’une immense clarté et d’une mobilité illimitée ; la direction dans laquelle il se déplace, pourtant, est déterminée uniquement par les tendances habituelles de notre karma passé. Ainsi l’appelle-t-on le bardo “karmique” du devenir parce que, comme le dit Kalou Rinpoché : “Il est le résultat entièrement automatique ou aveugle de nos actes passés - notre karma-, et rien de ce qui se produit alors n’est une décision consciente de l’être qui en fait l’expérience ; nous sommes simplement ballottés par la force du karma.”

Ici, dans son processus de déploiement graduel, l’esprit est parvenu au stade suivant : parti de son état le plus pur - la Luminosité fondamentale - en passant par son état de lumière et d’énergie - les apparitions du bardo de la dharmata - il parvient maintenant, dans le bardo du devenir, à la manifestation plus grossière encore d’une forme mentale. A ce stade, c’est l’inverse du processus de dissolution qui a lieu : les souffles réapparaissent, accompagnés des états de pensée liés à l’ignorance, au désir et à la colère. Alors, comme le souvenir de notre corps karmique antérieur est encore frais dans notre esprit, nous prenons un “corps mental”. 

 

LE CORPS MENTAL

Dans le bardo du devenir, notre corps mental possède un certain nombre de caractéristiques particulières. Il est doté de tous ses sens. Il est extrêmement léger, lucide et mobile, et sa conscience est, dit-on, sept fois plus claire que dans la vie. Il est également doué d’une sorte de clairvoyance rudimentaire qu’il ne contrôle pas consciemment mais qui lui donne la capacité de lire dans les pensées d’autrui. 

Au début, ce corps mental aura une forme identique à celle qu’avait le corps dans la vie qui vient de s’achever, mais il sera toutefois sans aucune imperfection et dans la fleur de l’âge. Même si, dans cette vie, vous étiez handicapé ou malade, vous serez en possession d’un corps mental parfait dans le bardo du devenir. 

L’un des anciens enseignements du Dzogchen nous dit que le corps mental a environ la taille d’un enfant de huit à dix ans. 

La force de la pensée conceptuelle, appelée aussi “vent karmique”, empêche le corps mental de rester en place, ne serait-ce qu’un instant. Il est continuellement en mouvement. Il peut se mouvoir partout où il le désire sans entraves, simplement par la pensée. Parce qu’il n’a pas de base physique, il peut passer à travers des obstacles solides tels qu’un mur ou une montagne. 

Notre corps mental peut voir à travers les objets à trois dimensions. Cependant, puisque les essences du père et de la mère du corps physique nous font défaut, nous ne jouissons plus de la lumière du soleil ou de la lune ; seule, une lueur terne éclaire l’espace situé immédiatement devant nous. Nous pouvons voir les autres êtres du bardo, mais les êtres vivants, eux, ne peuvent nous voir, à l’exception de ceux qui possèdent la clairvoyance acquise par une profonde expérience de la méditation. Nous pouvons ainsi rencontrer beaucoup d’autres voyageurs du monde du bardo qui sont morts avant nous, et converser brièvement avec eux.

En raison de la présence des cinq éléments dans la composition du corps mental, il nous semble que celui-ci possède une certaine densité, et nous ressentons parfois les tiraillements de la faim. Les enseignements sur le bardo nous disent que le corps mental se nourrit d’odeurs et tire sa subsistance des fumées des offrandes brûlées, ceci toutefois seulement dans le cas où ces offrandes sont faites spécifiquement en son nom. 

 

LES EXPÉRIENCES DU BARDO

Pendant les premières semaines de ce bardo, nous avons le sentiment d’être un homme ou une femme comme dans notre vie passée. Nous ne réalisons pas que nous sommes morts. Nous retournons chez nous pour être auprès de notre famille et de nos proches. Nous essayons de leur parler, de leur toucher l’épaule. Mais il ne répondent pas, ils ne montrent même pas qu’ils sont conscients de notre présence. Quels que soient nos efforts pour attirer leur attention, rien n’y fait. Impuissants, nous les voyons pleurer, effondrés par notre mort, le coeur brisé. C’est en vain que nous essayons de nous servir de nos objets personnels. On ne met plus notre couvert à table, et des mesures sont prises pour disposer de ce qui nous appartenait. Nous nous sentons irrités, blessés et frustrés, “tel un poisson qui se tord sur le sable chaud”, dit le Livre des Morts Tibétain. 

Si nous sommes très attachés à notre corps, peut-être essaierons-nous même en vain de le réintégrer ou bien rôderons-nous autour de lui. Dans certains cas extrêmes, le corps mental peut s’attarder auprès de ses possessions ou de son corps pendant des semaines, voire des années. Il se peut que nous ne réalisons toujours pas que nous sommes morts. Ce n’est que lorsque nous remarquons que nous ne projetons pas d’ombre, que le miroir ne nous renvoie pas notre image et que nous ne laissons pas l’empreinte de nos pas sur le sol que nous le comprenons enfin. Et le choc même de cette prise de conscience peut être tel qu’il nous fait perdre connaissance. 

Dans le bardo du devenir, nous revivons toutes les expériences de notre vie écoulée ; nous passons en revue d'infimes détails, depuis longtemps sortis de notre mémoire, et retournons à des endroits où, nous disent les maîtres, “nous ne fîmes que cracher par terre”. Tous les sept jours, nous sommes contraints de subir à nouveau l’épreuve de la mort, avec toute la souffrance qui l’accompagne. Si notre mort a été paisible, nous connaissons à nouveau cet état d’esprit paisible ; mais si elle a été tourmentée, c’est le tourment qui se reproduit. Rappelez-vous que la conscience est à ce moment sept fois plus intense que dans la vie, et que, dans cette période fugitive du bardo du devenir, la totalité du karma négatif de nos vies passées réapparaît d’une manière terriblement aiguë et déroutante.  

Notre errance agitée et solitaire dans le monde du bardo est aussi fiévreuse qu’un cauchemar et, comme en rêve, nous croyons posséder un corps et exister réellement. Pourtant, dans ce bardo, c’est de notre esprit seul que naissent ces expériences, créées par le karma et le retour de nos habitudes. 

Les souffles des éléments réapparaissent et, dit Tulku Urgyen Rinpoché, “Des bruits violents causés par les quatre éléments de la terre, de l’eau, du feu et de l’air se font entendre. Retentissent alors le fracas d’une avalanche s’écroulant continuellement derrière soi, le vacarme d’un grand fleuve tumultueux, le crépitement d’une énorme masse de feu, semblable à un volcan, et le déchaînement d’une grande tempête.” Tandis que nous essayons de leur échapper au milieu de ténèbres terrifiantes, il est dit que trois abîmes différents, “profonds et redoutables”, l’un blanc, l’autre rouge et le troisième noir, s’ouvrent devant nous. Ce sont, nous dit le Livre des Morts Tibétain, nos propres colère, désir et ignorance. Nous sommes assaillis par des averses torrentielles et glacées, par des grêles de pus et de sang ; nous sommes hantés par des cris désincarnées et menaçants, traqués par des démons dévoreurs de chair et des animaux carnassiers. 

Implacablement balayés par le vent du karma, nous ne parvenons à nous agripper nulle part. “A ce moment-là”, dit le Livre des Morts Tibétain, “la grande tornade du karma, terrifiante, insupportable, tourbillonnant avec fureur, te poussera par-derrière.” Dévorés par la peur, emportés çà et là comme des graines de pissenlit dans le vent, nous errons impuissants, à travers l’obscurité du bardo. Tourmentés par la faim et la soif, nous cherchons un refuge ici et là. Les perceptions de notre esprit changent à chaque instant, nous projetant tour à tour, “comme une catapulte”, dit le Livre des Morts Tibétain, dans des états de douleur et de joie. La nostalgie d’un corps physique s’éveille en notre esprit, et le fait que nous ne puissions en trouver nous plonge dans des souffrances accrues. 

Le paysage entier et l’environnement sont ici façonnés par notre karma, de même que le monde du bardo peut être peuplé par les images de cauchemar nées de nos propres fantasmes. Si notre conduite habituelle dans la vie a été positive, notre perception et notre expérience dans ce bardo seront teintées de félicité et de bonheur. Mais si notre vie a été négative ou si elle a causé la souffrance d’autrui, nous expérimenterons la douleur, le chagrin, et la peur. Ainsi, disait-on au Tibet, pêcheurs, bouchers et chasseurs sont-ils attaqués par des formes monstrueuses de leurs victimes passées. 

Certaines personnes qui ont étudié en détail l’expérience de proximité de la mort, et plus particulièrement la “revue panoramique de la vie” qui est l’une de ses caractéristiques, se sont posé la question suivante : comment imaginer l’horreir de l’expérience du bardo pour un baron de la drogue, un dictateur ou un tortionnaire nazzi ? La “revue panoramique de la vie” semble suggérer que nous pouvons, après la mort, faire l’expérience de toute la souffrance dont nous sommes, directement et indirectement, responsables. 

 

LA DURÉE DU BARDO DU DEVENIR

L’ensemble du bardo du devenir dure en moyenne quarante-neuf jours et au minimum une semaine. Mais ce laps de temps est variable, de même qu’en ce monde certaines personnes vivent jusqu’à cent ans et d’autres meurent en bas âge. Certains peuvent même rester bloqués dans le bardo et devenir des esprits ou des fantômes. Dudjom Rinpoché avait coutume d’expliquer que l’on continue, durant les vingt et un premiers jours du bardo, à être fortement marqué par sa vie passée ; aussi, c’est en cette période cruciale que les vivants peuvent apporter la plus grande aide au défunt. Passé ce temps, sa vie future commencera à prendre forme et deviendra pour lui l’influence prédominante. 

Nous devons attendre, dans le bardo, le moment où nous pourrons établir un contact karmique avec nos futurs parents. J’imagine parfois le bardo comme une sorte de salle de transit où l’on peut attendre jusqu’à quarante-neuf jours avant d’être transféré dans la prochaine vie. Pourtant, il existe deux cas particuliers où l’individu n’a pas à attendre dans l’état intermédiaire, car l’intensité du pouvoir de son karma le précipite immédiatement dans la renaissance suivante. Le premier cas est celui d’êtres ayant mené une vie extrêmement bénéfique et positive et dont l’esprit a été si bien entraîné par la pratique spirituelle que la force de leur réalisation les amène directement à une bonne renaissance ; le deuxième concerne les personnes dont la vie a été négativement et préjudiciable à autrui ; celles-là descendent promptement vers le lieu de leur prochaine naissance, quel qu’il soit. 

 

LE JUGEMENT 

Certains exposés du bardo décrivent une scène de jugement, une sorte de bilan de la vie, comparable au jugement des morts que l’on retrouve dans bon nombre de cultures. Votre bonne conscience - un ange gardien blanc - joue le rôle de la défense, rappelant vos bonnes actions, tandis que votre mauvaise conscience - un démon noir - vous accuse. Le bien et le mal sont comptabilisés sous la forme de cailloux blancs et noirs. Le “Seigneur de la Mort”, qui préside le tribunal, consulte alors le miroir du karma et rend son jugement. 

Je pense qu’on peut établir un parallèle intéressant entre cette scène et la revue panoramique de la vie telle qu’elle est vécue dans l’expérience de proximité de la mort. En fin de compte, le jugement tout entier se déroule au sein de notre propre esprit. Nous sommes à la fois le juge et la personne jugée. “Il est intéressant de noter, dit Raymond Moody, que le jugement, dans les cas que j’ai étudiés, ne provenait pas de l’être de lumière, qui semblait aimer et accepter ces personnes de toute façon, mais plutôt de l’individu lui-même.”

Une femme qui fit une expérience de proximité de la mort déclara à Kenneth Ring : On vous montre notre vie, et c’est vous qui jugez … Vous êtes votre propre juge. Tous vos péchés ont été absous ; mais êtes-vous capable de vous pardonner vous-même de ne pas avoir agi comme vous l’auriez dû, et de vous pardonner les éventuelles petites tricheries de votre vie ? Pouvez-vous vous pardonner ? Voilà en quoi consiste le jugement.”

La scène du jugement souligne également qu’en définitive, c’est la motivation animant chacun de nos actes qui compte réellement ; elle montre aussi que nous ne pouvons échapper ni aux conséquences de nos actions, pensées et paroles passées, ni aux empreintes et aux habitudes que ces dernières ont gravées en nous. Cela signifie que notre responsabilité s’étend non seulement à cette vie, mais aussi à nos vies futures.

 

LE POUVOIR DE L’ESPRIT 

 

Dans le bardo, notre esprit est si léger, si mobile et si vulnérable que toutes nos pensées, bonne ou mauvaises, ont un pouvoir et une influence énormes. Du fait que nous n’avons pas le support d’un corps physique, nos pensées deviennent réalité. Imaginez la peine et la colère aiguës que nous pourrions éprouver en constatant que la cérémonie funèbre conduite à notre intention est célébrée avec négligence, que des proches cupides se disputent nos biens, ou que des amis que nous aimions profondément et dont nous pensions être aimés, parlent de nous en termes sarcastiques, blessants ou même simplement condescendants. Une situation de ce genre peut être très dangereuse car notre réaction, par sa violence, pourrait nous conduire directement à une renaissance malheureuse. 

La toute-puissance de la pensée est donc la caractéristique essentielle du bardo du devenir. En ce moment crucial, vous vous trouvez complètement exposé à toutes les habitudes et tendances que vous avez laissées croître et dominer votre vie. Si vous n’y prenez pas garde dès à présent, dans cette vie même, si vous ne les empêchez pas de s’emparer de votre esprit, vous serez, dans ce bardo, leur victime impuissante, ballotée çà et là sous l’effet de leur intensité. La plus légère irritation, par exemple, peut avoir à ce moment un effet dévastateur ; c’est pourquoi, traditionnellement, la personne qui lisait le Livre de Morts Tibétain devait avoir été en bons termes avec le défunt. Dans le cas contraire, le son même de sa voix était susceptible de mettre celui-ci en fureur, entraînant par là même des conséquences tout à fait désastreuses. 

Les enseignements nous donnent de nombreuses descriptions faisant état de cette sensibilité exacerbée de l’esprit à une barre de fer chauffée au rouge qui peut être tordue à volonté jusqu’à ce qu’elle commence à refroidir, durcissant alors rapidement dans la forme où elle se trouve. De la même manière, est-il dit, une seule pensée positive dans ce bardo peut vous mener directement à l’éveil, tandis qu’une seule réaction négative peut vous plonger dans la souffrance la plus extrême et la plus durable. Le Livre des Morts Tibétain ne saurait nous mettre plus fermement en garde : 

Voici le moment où se dessine la frontière entre l’ascension et la chute. Voici le moment où, parce que tu auras glissé dans la paresse, ne serait-ce qu’un instant, tu souffriras continuellement ; voici le moment où, parce que tu te seras concentré intensément, ne serait-ce qu’un instant, tu seras heureux continuellement. Concentre ton esprit ; efforce-toi de prolonger les résultats du bon karma. 

Le Livre des Morts Tibétain essaie d’éveiller le lien, si ténu soit-il, que le défunt a pu avoir avec la pratique spirituelle, et il l’encourage à abandonner son attachement aux personnes et aux biens, à cesser de souhaiter un corps, à ne céder ni au désir ni à la colère, à cultiver la bonté plutôt que l’hostilité, et à ne pas même envisager de commettre des actions négatives. Il lui rappelle qu’il n’y a rien à craindre : d’une part, les figures terrifiantes du bardo ne sont que ses propres projections illusoires, vides par nature ; d’autre part, lui-même ne possède qu’un “corps mental ait de tendances habituelles”, et est donc également vide. “Le vide, par conséquent, ne peut faire de mal au vide.”

La nature changeante et précaire du bardo du devenir peut aussi être la source de nombreuses opportunités de libération, et la grande sensibilité de l’esprit peut y être utilisée à notre avantage, à condition de nous rappeler ne serait-ce qu'une seule instruction ou de permettre ne serait-ce qu’à une seule pensée positive de naître en notre esprit. Si nous pouvons simplement nous souvenir d’un seul enseignement qui a inspiré en nous la nature de l’esprit, si nous avons la moindre inclination positive envers la pratique, ou un lien profond avec une pratique spirituelle, cela pourra suffire à nous libérer. 

Dans le bardo du devenir, les royaumes des bouddhas n’apparaissent pas spontanément comme dans le bardo de la dharmata. Pourtant, le simple fait de vous souvenir d’eux vous permettra de vous y rendre directement, par le pouvoir de l’esprit, et de progresser vers l’éveil. Si vous pouvez invoquer un bouddha, il apparaîtra, dit-on, immédiatement devant vous. Mais n’oubliez pas que, même si les possibilités sont infinies, nous devons dans ce bardo posséder au moins un certain contrôle de notre esprit, à défaut d’en avoir la maîtrise totale. Cela est extrêmement difficile, car l’esprit est alors fort vulnérable, très fragmenté et très agité. 

Aussi, chaque fois que vous avez soudain la possibilité de recouvrer votre conscience claire dans ce bardo, fût-ce pour un instant, souvenez-vous immédiatement de votre lien avec la pratique spirituelle, rappelez-vous votre maître ou un bouddha, et invoquez-le de toutes vos forces. Si vous avez, pendant la vie, développé le réflexe naturel de prier dès que vous vous trouvez dans une situation difficile, critique ou échappant à votre contrôle, vous serez alors instantanément en mesure d’invoquer ou de vous rappeler un être éveillé tel que le Bouddha ou Padmasambhava, Tara ou Avalokiteshvara, le Christ ou la Vierge Marie. Si vous pouvez les invoquer de tout votre coeur avec une dévotion fervente et concentrée, votre esprit sera, de par le pouvoir de leur bénédiction, libéré dans l’espace de leur esprit de sagesse. Bien que, dans cette vie, la prière puisse parfois sembler peu efficace, elle possède dans le bardo un pouvoir sans précédent. 

La description que je vous ai faite de ce bardo montre cependant combien il est difficile de concentrer son esprit à ce moment critique si l’on n’a pas eu un entraînement préalable. Songez combien il est presque impossible de se souvenir d’un semblant de prière au beau milieu d’un rêve ou d’un cauchemar, combien l’on se sent alors impuissant. Or il est tout aussi difficile, voire plus difficile encore, de rassembler ses esprits dans le bardo du devenir. C’est pourquoi le Livre des Morts Tibétain répète inlassablement ce “mot d’ordre” : “Ne te laisse pas distraire.” Il nous indique : 

Voici la frontière séparant les bouddhas des êtres sensibles …

“En un instant, ils sont séparés, 

En un instant, complètement éveillés.”

 

LA RENAISSANCE

A mesure que, dans le bardo du devenir, s’approche le moment de renaître, le désir du support d’un corps matériel s’accroît de plus en plus, et vous en cherchez un, n’importe lequel qui soit disponible pour accueillir votre renaissance. Divers signes, qui vous avertiront du monde dans lequel vous renaîtrez vraisemblement, commenceront alors à apparaître. Des lumières de couleurs différentes brilleront en provenance des six mondes d’existence et, selon l’émotion négative prédominante dans votre esprit, vous serez attiré par l’une ou l’autre d’entre elles. Une fois que vous aurez été attiré vers l’une de ces lumières, il vous sera très difficile de faire demi-tour. 

Des images et des visions liées aux différents monde se manifesteront ensuite. A mesure que vous vous familiariserez avec les enseignements, vous saisirez mieux leur sens véritable. Selon les enseignements, les signes varient légèrement. Certains disent que si vous devez renaître en tant que dieu, vous vous verrez pénétrer dans un palais céleste aux nombreux étages. Si vous devez renaître en tant que demi-dieu, vous aurez l’impression d’être entouré d’armes semblables à des cercles de feu tournoyants, ou d’aller sur un champ de bataille. Si c’est en tant qu’animal que vous devez renaître, vous vous retrouverez dans une grotte, une cavité creusée dans le sol ou un nid fait de paille. Si vous avez la vision d’une souche d’arbre, d’une forêt profonde ou d’un matériau tissé, vous êtes destiné à renaître en tant qu’esprit avide. Enfin, si vous devez renaître en enfer, vous vous sentirez entraîné, impuissant, dans un puits noir, vers le bas d’une route noire, dans une contrée sombre bâtie de maisons noires ou rouges, ou vers une cité de fer. 

Il existe de nombreux autres signes ; ainsi, la direction de votre regard ou de vos mouvements indique t-elle le monde dans lequel vous vous rendez. Si vous devez renaître dans un monde divin ou humain, votre regard sera dirigé vers le haut ; si c’est dans un monde animal, vous regarderez droit devant vous, comme les oiseaux ; si c’est dans le monde des esprits avides ou des enfers, vous serez tournés vers le bas, comme si vous vous apprêtiez à plonger. 

Si l’un de ces signes apparaît, vous devrez prendre garde de ne pas tomber dans une de ces renaissances malheureuses. 

Vous éprouverez en même temps un désir et une nostalgie intenses pour certains mondes, et serez attiré instinctivement vers eux. Les enseignements nous avertissent qu’un grand danger existe à ce stade : vous serez en effet si impatient et avide de renaître que vous vous précipiterez vers n’importe quel lieu semblant vous offrir un peu de sécurité. Si vous êtes frustré dans votre désir, la colère qui en résultera mettra brutalement fin à ce bardo, tandis que le flot de cette émotion négative vous emportera vers votre prochaine naissance. Votre renaissance future, vous le voyez, sera donc directement déterminée par le désir, la colère et l’ignorance. 

Imaginez que vous courez vers un refuge, simplement pour échapper aux assauts des expériences du bardo. Puis, terrifié à l’idée de le quitter, vous vous y attacherez peut-être et vous prendrez une nouvelle naissance - où que ce soit - dans le seul but d’en trouver une. Il se pourrait même, explique le Livre des Morts Tibétain, que votre confusion vous fasse considérer un bon lieu de naissance comme mauvais, et vice versa. Il est également possible que vous entendiez la voix de vos proches vous appeler, ou un chant vous séduire, et qu’en vous dirigeant vers eux, vous vous trouviez ainsi attiré dans le piège des mondes inférieurs. 

Vous devez faire très attention de ne pas pénétrer aveuglément dans l’un de ces mondes indésirables. Ce qui est toutefois merveilleux, c’est que, dès l’instant où vous prenez conscience de ce qui vous arrive, vous pouvez réellement commencer à influer sur votre destinée et à la transformer. 

Emporté par le vent du karma, vous arriverez alors en un lieu où vos futurs parents sont engagés dans l’acte sexuel. En les voyant, vous vous sentirez impliqué émotionnellement. En raison de liens karmiques antérieurs, vous ressentirez spontanément un fort attachement ou une forte aversion. Attirance et désir pour la mère et aversion et jalousie envers le père vous feront renaître en tant qu’enfant du sexe masculin, et l’inverse, en tant qu’enfant du sexe féminin. Mais si vous succombez à la force de telles passions, non seulement cela vous fera renaître, mais cette émotion elle-même pourra provoquer votre renaissance dans un monde inférieur. 

Pouvons-nous, à ce stade, faire quelque chose pour éviter de renaître ou pour orienter notre prochaine naissance ? Les enseignements sur les bardos donnent deux catégories distinctes d’instructions : les méthodes permettant d’éviter une renaissance et, en cas d’échec, celles permettant de choisir une naissance favorable. Nous trouvons tout d’abord les conseils destinés à fermer l’entrée d’une nouvelle naissance : 

La meilleure méthode est d’abandonner les émotions telles que le désir, la colère ou la jalousie, et de reconnaître que ces expériences du bardo n’ont aucune réalité ultime. Si vous réussissez à comprendre cela, et à laisser l’esprit reposer dans sa vraie nature de vacuité, la renaissance sera par là même évitée. 

Le Livre des Morts Tibétain nous avertit en ces termes : 

Hélas ! Le père et la mère, le grand orage, la trombe, le tonnerre, les projections terrifiantes, tous les phénomènes apparents sont, dans leur vraie nature, illusoires. De quelque façon qu’ils apparaissent, ils ne sont pas réels. Toutes les substances sont fausses et irréelles. Elles sont comme un miracle, impermanentes et changeantes. A quoi bon le désir ? A quoi bon la peur ? C’est considérer le non-existant comme existant …

Puis il poursuit en nous donnant ces conseils : 

“Toutes les substances sont mon propre esprit, et cet esprit est vacuité, sans provenance et sans obstacle.” En pensant cela, garde un esprit naturel et pur, contenu dans sa propre nature comme l’eau versée dans l’eau, simplement tel qu’il est, relâché, ouvert et détendu. En le laissant reposer naturellement et sans tension, tu fermeras sûrement l’entrée de la matrice conduisant à toutes les sortes de naissance.”

La meilleure méthode qui, après celle-ci, permet d’empêcher la renaissance est de considérer vos parents potentiels comme le Bouddha, votre maître ou votre déité yidam. A tout le moins, vous devriez essayer de susciter en vous un sens de renoncement quant aux sentiments de désir qui vous attirent, et penser aux purs royaumes des bouddhas. Cela évitera une renaissance dans l’un des six mondes et vous permettra peut-être de naître dans l’un de ces royaumes. 

Si vous n’êtes pas capable de stabiliser suffisamment votre esprit pour faire simplement une pratique de cet ordre, il vous reste les méthodes permettant de choisir une renaissance. 

Celles-ci sont en relation avec les points de repère et les signes des différents mondes. Si vous devez renaître, ou si votre intention est de revenir à l’existence afin de poursuivre votre chemin spirituel et d’aider autrui, vous ne devriez pénétrer dans aucun monde à l’exception du monde humain. Seul ce dernier, en effet, garantit des conditions propices au progrès spirituel. Si vous êtes sur le point de renaître dans une situation favorable du monde humain, nous disent les enseignements, votre impression sera d’arriver dans une demeure magnifique et somptueuse, ou dans une ville, ou encore au milieu d’une foule de gens, ou bien vous aurez la vision de couples en union sexuelle. 

Mais, généralement, nous n’avons aucun choix. Nous sommes attirés vers le lieu de notre naissance “aussi inexorablement qu’un oiseau pris au piège d’une cage, que de l’herbe sèche prenant feu ou qu’un animal s’enfonçant dans un marécage”. Le Livre des Morts Tibétains nous dit : Ô fils, fille d’une lignée d’être éveillés, même si tu souhaites ne pas aller de l’avant, tu n’as aucun pouvoir par toi-même. Impuissant, tu es contraint d’y aller.”

Toutefois, comme les enseignements nous le rappellent sans cesse de façon si inspirante, l’espoir est toujours là : maintenant est venu le temps de la prière. Grâce à une aspiration et à une concentration intenses, vous pouvez, même à ce moment, renaître dans un des royaumes des bouddhas, ou bien susciter en vous le souhait profond de revenir à l’existence dans une famille humaine où vous rencontrerez la voie spirituelle et continuerez ainsi le chemin menant à la libération. Si votre karma est puissant et vous pousse vers un monde déterminé, il se peut que vous n’ayez pas le choix ; toutefois, vos aspirations et vos prières passées pourront vous aider à remodeler votre destinée afin de renaître dans une vie qui vous conduira un jour à la libération. 

Même lorsque vous pénétrez dans la matrice, vous pouvez continuer à prier pour qu’il en soit ainsi. Même à ce moment, vous pouvez vous visualiser sous la forme d’un être éveillé - comme Vajrasattva, disent les maîtres traditionnellement -, bénir la matrice dans laquelle vous entrez en la considérant comme un environnement sacré, un “palais des dieux”, et continuer à pratiquer. 

Maintenant que le bardo du devenir se lève sur moi, 

Je concentre mon esprit recueilli, 

Et m’efforce de prolonger les résultats du bon karma ; 

Je ferme l’entrée de la renaissance et tente d’éviter de renaître. 

Voici le temps où persévérance et perception pure sont nécessité ; 

J’abandonne les émotions négatives et médite sur le maître. 

En définitive, c’est le désir intense de l’esprit d’habiter dans un monde particulier qui nous pousse à nous réincarner, et c’est sa tendance à solidifier et à s’attacher qui trouve son expression ultime dans une renaissance physique. Ceci est le stade suivant du processus de manifestation que nous avons vu se dérouler tout au long des bardos. 

Si vous réussissez à dirigez votre esprit vers une naissance humaine, vous aurez bouclé la boucle. Vous serez prêt à naître à nouveau dans le bardo naturel de cette vie. Quand vous verrez votre père et votre mère en union sexuelle, votre esprit, inéluctablement attiré, pénétrera dans la matrice. Ceci marquera la fin du bardo du devenir, tandis que votre esprit fera encore une fois rapidement l’expérience des signes correspondant aux phases de dissolution, et celle de l’aube de la Luminosité fondamentale. Puis l’expérience de ténèbres du plein accomplissement s’élèvera à nouveau et, à cet instant même, la jonction avec la nouvelle matrice sera faite. 

Ainsi la vie commence-t-elle, comme elle se termine, par la Luminosité fondamentale.

 

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