L'UNION EN GROUPE II

LA PSYCHOLOGIE SOCIALE

Citation : 

“ Le groupe n’existerait pas sans les individus qui le composent.(133) Le groupe, c’est le siège d’interactions perpétuelles.(134) Le groupe, c’est la rencontre d’identités individuelles qui se retrouvent plus ou moins dans une identité collective.(135). La situation de groupe renvoie à chacun une image composite de sa propre identité.(136) Le groupe n’est le pluriel de personne.(137) Chacun cherche à y trouver sa place, tout en vivant une imprégnation collective.(138) Le groupe et ses membres peuvent traverser plusieurs états émotionnels bien différents.(139) Quand les tensions sont fortes, elles polarisent beaucoup d’énergie. (140) Ces tensions touchent aux domaines du travail, des affects et du pouvoir.(141) Des espaces de régulation peuvent permettre d’élucider les difficultés.(142) Si celles-ci sont dépassées, les membres pourront se mobiliser dans la direction de la tâche.(143) De l’alchimie des relations, émerge une structure de communication, une répartition des rôles et de l’influence.(144) Des normes explicites et implicites s’établissent.(145) Un équilibre se construit.(146) Le système résistera alors aux tentatives de changement qui pourraient compromettre cet équilibre.(147) Mais tout équilibre peut-être fragilisé.(148) La dynamique du groupe restera toujours fluctuante.“ 

Crédit : 

https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-internationaux-de-psychologie-sociale-2018-1-page-119.htm

ENSEMBLE DE L’ARTICLE : 

Tout praticien qui se trouve régulièrement confronté à ce qu’on appelle communément des problèmes de dynamique de groupe, que ce soit dans le cadre d’une classe en milieu scolaire, dans des groupes de formation ou dans tout autre contexte, se trouve généralement aux prises avec une situation quelque peu paradoxale. D’un côté, il existe de nombreuses études théoriques concernant la dynamique des groupes, études qui mettent l’accent sur tel ou tel concept ou approche méthodologique. D’un autre côté, la gestion du groupe relève souvent d’un savoir-faire empirique ou technique. Il existe, à mon sens, un décalage trop grand entre ces deux perspectives.

Je vais tenter d’aborder ces fameux “phénomènes de groupe”, en essayant de les saisir et de les présenter de manière immédiate, c’est-à-dire au moment où ils apparaissent en lien avec ce qui se joue dans le groupe. J’ai choisi un mode de présentation qui repose sur une distinction entre deux séries de phénomènes. Les premiers seraient liés aux interactions entre individus, les seconds émaneraient davantage de l’appartenance au groupe. Ajoutons tout de suite que cette distinction un peu tranchée est opérée à des fins essentiellement didactiques. Il est clair que les deux séries de phénomènes sont intimement liées. C’est d’ailleurs dans cette liaison que réside la spécificité de la dynamique des groupes.

1 – Phénomènes liés aux interactions entre individus

Pour identifier un ensemble de phénomènes, il me semble opportun de bien préciser la situation qui les voit apparaître. Or, la définition de cette situation nous est fournie par la notion de groupe elle-même. Prenons une définition assez générale du groupe : “Un groupe est un ensemble de personnes physiquement réunies en un même lieu, en nombre égal ou supérieur à quatre, ayant la possibilité de communiquer entre elles” (Delhez, 1985). Cette définition exclut les situations où des personnes sont en relation via différentes technologies (téléphone, internet, skype, …) sans se trouver dans un même espace. Les phénomènes n’y sont pas exactement les mêmes car la présence de l’autre y a une autre consistance. Précisons également que notre propos concerne les groupes, que l’on nomme habituellement “groupes restreints”, dont le nombre ne dépasse pas 20 à 25 personnes.

Examinons maintenant ce qui peut se passer, de manière à la fois anodine et significative, dans un groupe restreint, quel qu’il soit.

1.1 – La communication

Le premier phénomène de groupe identifiable résulte directement de la définition de ce qu’est le groupe : des individus réunis ensemble peuvent communiquer. De fait, dès qu’un groupe se réunit, il ne faut généralement pas attendre longtemps avant que quelqu’un prenne la parole. Si ce n’est pas le cas, les personnes présentes échangent des regards plus ou moins significatifs ou alors elles sont presque obligées de recourir à des stratégies manifestes pour ne pas interagir avec les autres (baisser le regard, tourner le dos, lire son journal ou chercher quelque chose dans son sac à main…).

Nous remarquons tout de suite que la communication peut être verbale (relativement explicite et volontaire) ou non-verbale (expressive, pas nécessairement consciente ni volontaire). En outre, le premier axiome de la communication formulé par l’école de Palo Alto (Watzlawick et al., 1972) stipule qu’ “on ne peut pas ne pas communiquer”. Autrement dit, quoi qu’on fasse, - qu’on parle, qu’on se taise, qu’on se gratte le nez ou qu’on dise qu’on n’a rien à dire, - on “dit” quelque chose. Tous nos comportements ont valeur de message en ce sens qu’ils sont porteurs de signification pour les autres (ce qui ne veut pas dire que l’auteur du comportement et ceux qui en sont témoins s’accordent sur la signification dudit comportement).

Revenons à la situation de groupe. Dès que cette situation prend naissance, des communications s’effectuent entre des membres du groupe. Ce phénomène est à la fois instantané et premier. En effet, les autres phénomènes de groupe vont découler de la manière dont la communication va s’installer entre les individus, des modalités utilisées par les uns et les autres pour communiquer et surtout de ce que cela va susciter, suggérer ou provoquer. La communication engendre l’interaction. De nombreuses recherches en dynamique de groupes traitent d’ailleurs du thème de la communication, notamment du problème de la structure et des réseaux de communication (voir Anzieu & Martin, 1982).

La théorie de la communication nous apprend encore que celle-ci a deux fonctions essentielles : transmettre des informations et créer ou maintenir une relation. Nous pouvons raisonnablement affirmer que c’est la seconde de ces deux fonctions qui apparaît déterminante en matière de dynamique de groupes. La communication crée des relations. Ce que quelqu’un dit dans un groupe, la manière dont il le dit, le choix de ses destinataires privilégiés, tout cela va faire en sorte qu’une relation d’un tel type s’établira entre l’émetteur et certains de ses destinataires, tandis que cette relation sera d’un genre différent avec d’autres destinataires chez lesquels l’impact des messages ne sera pas le même.

Le même raisonnement s’applique évidemment à tous les messages non-verbaux dès le moment où ils sont perçus par certains interlocuteurs potentiels. Si je suis occupé à expliquer quelque chose de bien sérieux lors d’une réunion et que, dans le même temps, deux participants échangent des regards, puis des sourires complices qui se transforment rapidement en un fou-rire, il est clair que des messages non-verbaux ont largement influencé le processus de communication. Il se peut très bien que des participants à la réunion aient été plus attentifs au ton que j’utilisais, à la forme de mon “discours”, aux gestes parasites que je laissais échapper sans m’en rendre compte qu’au contenu et aux informations constitutives de mon message.

Si la communication crée des relations, son influence ne s’arrête évidemment pas là. Elle va également influer sur l’évolution des relations créées, en maintenant ou en modifiant la teneur de celles-ci. L’intervention d’un membre du groupe à un moment précis peut me surprendre, me décevoir ou au contraire m’épater en sorte que la perception que j’ai de cette personne, et donc le type de relation que je pourrai avoir avec elle, s’en verra modifié. On peut donc dire que la communication influence et colore les relations.

La communication non – verbale a ceci de spécifique que ses manifestations sont sujettes à interprétations variables. Il n’y a pas de code explicatif comparable au dictionnaire pour le verbal. Les interprétations du non-verbal devront toujours être rapportées au contexte relationnel qui se crée ou se transforme. En outre, chacun des registres du non-verbal renvoie plus particulièrement à une des facettes de la mise en relation de deux individus. Voici, de manière très synthétique, quelques-uns de ces registres et ce sur quoi ils peuvent nous renseigner :

  • Les expressions faciales renseignent sur les sentiments éprouvés par la personne et sur ce à quoi elle pense.

  • Le regard est un signe de l’attention que l’autre me porte ou que je porte à l’autre.

  • La posture révèle le type de relation que l’autre veut ou ne veut pas avoir avec moi.

  • La kinesthésique représente les gestes. Ceux-ci sont souvent une manière de se faire comprendre, en support ou en remplacement du langage verbal.

  • La proxémique correspond à la manière dont chacun utilise l’espace. Que veut me dire l’autre en s’éloignant ou en se rapprochant ?

  • Le paralangage, ce sont toutes les manifestations sonores qui ne sont pas la langue en elle-même : intonation de la voix, rythme du « discours », parler fort ou tout bas, les onomatopées. Tout cela renseigne sur la motivation à interagir, à communiquer, à exercer de l’influence. La personne veut-elle insister ou, au contraire, se faire discrète ?

1.2 – Les affinités

La communication, ou plus exactement les communications, vont rapidement produire leurs effets dans un groupe qui se constitue. Mais il est un autre phénomène, sans doute plus subtil et plus intuitif, qui agit tout aussi rapidement : l’émergence des affinités. Maisonneuve (19XX) définit l’affinité comme “une relation impliquant une opération de choix et une satisfaction affective vécue par ses agents”.Autrement dit, lorsqu’un participant ressent de l’attraction ou de la sympathie vis-à-vis d’un autre, lorsqu’il retire en quelque sorte cette personne du lot des autres participants, on peut parler d’affinité.

Ce qui est remarquable, dans l’observation des groupes, c’est que les affinités se manifestent très rapidement, comme l’explique Anzieu parlant de “leur émergence dans les groupes restreints” : “Quels que soient les mécanismes explicatifs de l’émergence des affinités, on s’accorde sur leur caractère d’apparition rapide dans les groupes restreints. Souvent, au premier coup d’œil, à la première phrase prononcée, des liens s’établissent entre deux individus (à sens unique ou avec réciprocité), des “connivences” implicites ou explicites se manifestent aux yeux des observateurs.” (Anzieu & Martin, 1982) Ce phénomène n’est pas toujours reconnu par les participants, mais surtout il n’est généralement pas dit, énoncé, en tout cas dans les premiers moments.

Les affinités peuvent provenir de multiples facteurs (proximité, similitude, perception d’une communauté d’intérêts ou de valeurs…). Elles vont favoriser des relations dyadiques (entre deux personnes) mais également la constitution de sous-groupes et d’alliances. Même si ces affinités peuvent évoluer en fonction des circonstances de la vie du groupe, elles se caractérisent néanmoins par une certaine stabilité. C’est un peu comme si nous avions toujours besoin d’avoir des partenaires privilégiés au sein d’un groupe, partenaires en qui nous croyons, qui partagent globalement nos idées, mais aussi qui peuvent, grâce à la relation affective potentielle que nous pouvons développer avec eux, nous permettre d’échapper à la situation groupale.

L’importance de ce phénomène n’a pas échappé à Moreno, l’un des pionniers de la dynamique de groupes. Il a élaboré une partie importante de sa théorie à partir de la conviction selon laquelle la structure informelle d’un groupe en constitue le véritable moteur. Et, dans la foulée, il a développé la sociométrie qui n’est rien d’autre qu’ “un moyen d’évaluer les attractions et répulsions psychologiques au sein d’un groupe” (Moreno, 1934). Moreno a mis au point le “test sociométrique” : chacun des membres d’un groupe est invité à indiquer, sur un morceau de papier, quels sont, parmi les autres membres du groupe, ceux avec lesquels il désire mener telle activité et ceux avec lesquels il ne souhaite pas entreprendre cette activité. De cette manière, l’animateur ou le chef d’équipe aura une idée assez précise du réseau des relations informelles, basées sur l’attraction, la sympathie ou l’antipathie, agissant au sein du groupe. Cette vision fournit le sociogramme qui complète utilement l’organigramme, lequel visualise les relations formelles liées aux statuts des différents membres du groupe.

1.3 – L’influence

Ayant identifié la communication comme premier phénomène de groupe, nous nous devons d’en examiner de plus près les conséquences au niveau des relations entre individus. Comme l’écrit Tellier, “Dès qu’un processus de communication est en cours entre deux ou plusieurs personnes, il y a circulation de significations entre les pôles de la communication. La circulation de significations ne s’effectue pas sans que les interlocuteurs en soient affectés d’une façon ou de l’autre, changés momentanément ou à long terme” (Tellier, 1991). Cette potentialité de changement, qu’elle soit intentionnelle ou non, qu’elle soit consciente ou non, chez l’émetteur comme chez le récepteur, signifie simplement que des influences s’exercent entre individus qui communiquent.

Fortin (1991) définit l’influence comme “une modification, par un agent social P, du système conceptuel, des réactions affectives ou du comportement d’un autre agent social F”.La modification ne concerne donc pas forcément le comportement observable, elle peut aussi affecter ce que l’autre pense ou ressent. En outre, il apparaît fort important de préciser qu’il n’est pas nécessaire qu’il y ait intention d’influencer pour qu’il y ait influence. Il s’agit bien d’un phénomène inhérent à la situation de groupe, d’un phénomène qui ne peut pas ne pas se produire. C’est ce qu’exprime encore Tellier quand il écrit : “Dès qu’un groupe entreprend de communiquer, il vit une expérience de partage de l’influence, du leadership” (Tellier, 1991).

L’influence qui s’exerce entre les membres du groupe va donc aboutir à distinguer, parmi ceux-ci, des personnes plutôt plus influentes, et d’autres qui le sont moins. Ceci débouche sur la reconnaissance du ou des leaders du groupe. Le leadership se définit comme “la fonction de la personne relativement la plus influente au sein d’un groupe, fonction qui résulte d’une différenciation spontanée des rôles, de l’émergence progressive d’une structure de communication et de décision au sein du groupe” (Delhez, 1990). Le leadership n’est pas toujours le fait d’une seule personne ; il peut être l’objet d’une lutte entre certains membres du groupe, il peut passer de l’un à l’autre en fonction du type de situation que vit le groupe. Comme nous le verrons plus loin, la reconnaissance du leadership par les membres du groupe constitue l’un des enjeux fondamentaux de l’évolution du groupe vers la coopération.

Pour éclairer un peu plus le mécanisme de l’influence, nous pouvons nous demander ce qui permet à quelqu’un d’avoir de l’impact sur autrui. Les éléments qui favorisent l’acquisition d’influence sont évidemment nombreux. Nous pouvons cependant essayer d’en identifier quelques-uns. Ainsi Mucchielli (1986) distingue-t-il une influence “informative” (celui qui apporte de l’information, des éléments de contenu), une influence “normative” (celui qui dit ce qu’il faut faire et comment le faire) et une influence “évaluative” (celui qui approuve ou qui désapprouve, qui juge les actions et contributions des autres membres du groupe). Notons, au passage, que cette distinction se superpose pratiquement à celle qui isole les fonctions de production (intervention au niveau de la tâche), de facilitation (intervention au niveau des procédures) et de régulation (intervention au niveau des relations entre les individus). La première correspond à ce qu’on appelle l’influence directe, la deuxième et la troisième à ce qu’on appelle l’influence indirecte.

D’autres éléments peuvent être cités qui donnent de l’influence à tel ou tel : le statut, l’aisance dans la prise de parole, la sympathie dégagée, l’originalité, la créativité, la capacité de faire des propositions intéressantes… Mais, ce qui apparaît fondamental dans le mécanisme de l’influence, c’est la manière dont sont reçues les actions initiées par l’autre. Les fonctions liées à l’influence s’attribuent et s’apprécient sur base de la perception que nous avons de celui qui les remplit. Quelqu’un qui parle peu mais qui est écouté chaque fois qu’il prend la parole aura beaucoup plus de poids dans une discussion que ceux qui parlent beaucoup sans être entendus. En fait, le leader est reconnu et implicitement désigné par les membres du groupe eux-mêmes, et ce en fonction des effets qu’il produit chez eux. Cette caractéristique le différencie de la fonction de headship, ou chef institutionnel (directeur, responsable, chef d’équipe…), qui lui est nommé par une autorité extérieure au groupe.

L’influence et le leadership sont intimement liés à la dynamique du pouvoir. Le pouvoir représente, en quelque sorte, “l’influence potentielle maximale que quelqu’un est susceptible d’exercer sur autrui”. Les besoins individuels d’exercer du pouvoir ou de se soumettre au pouvoir de l’autre vont favoriser l’émergence du leadership au sein d’un groupe. En effet, la volonté d’accepter le pouvoir de quelqu’un est au moins aussi déterminante que la volonté de celui qui veut l’exercer. En outre, le pouvoir s’inscrit dans la relation, laquelle évolue en fonction des stratégies mises en œuvre par les partenaires. Les relations de pouvoir ne sont pas statiques, bien au contraire. Le pouvoir n’est jamais acquis une fois pour toutes. Selon la manière dont il s’exerce, il sera plus ou moins remis en question. Globalement, on peut affirmer que le leader est celui qui pose des actes qui sont de nature à satisfaire les besoins des membres du groupe.

De plus, les styles de leadership auront chacun un effet différent sur le mode de fonctionnement du groupe. Cet aspect a été largement étudié en dynamique de groupes. Les recherches de Lippitt et White, qui ont travaillé avec Lewin (Lévy & Delouvée, 2010), ont apporté une première contribution importante. Les auteurs ont analysé les effets respectifs de trois styles d’animation de groupe :

  • Le style autocratique ou autoritaire, dans lequel l’animateur impose la procédure et intervient au niveau du contenu, donne un bon rendement au niveau de la tâche mais laisse les participants dépendants et insatisfaits.

  • Le style coopératif ou démocratique, dans lequel l’animateur n’intervient pas sur le contenu mais propose des procédures, facilite la participation et régule les relations, donne un bon rendement au niveau de la tâche tout en engendrant la satisfaction des participants.

  • Le style laisser-faire, dans lequel l’animateur intervient peu aussi bien au niveau du contenu que de la procédure, donne un mauvais rendement au niveau de la tâche et entraîne chaos et insatisfaction parmi les participants.

Des études ultérieures, menées dans le champ de la sociologie des organisations sont venues nuancer cette typologie qui idéalisait le style démocratique. Parmi celles-ci, “la grille managériale” de Blake et Mouton et “le leadership situationnel” de Hersey et Blanchard ont dégagé des perspectives fort intéressantes.

1.4 – Les rôles

Les membres d’un groupe vont progressivement se différencier les uns des autres en fonction de la place qu’ils prennent dans le groupe. Ceci introduit à la notion de rôle. En fait, ce qui nous intéresse ici, ce ne sont pas les caractéristiques personnelles contrastées des uns et des autres. L’analyse des phénomènes sous l’angle de la dynamique des groupes privilégie plutôt le regard sur les effets des interactions. C’est à partir de là que nous pouvons observer directement des différences individuelles : tel membre du groupe va s’imposer comme meneur, tel autre se révélera comme l’ « opposant systématique » (dès qu’il prend la parole, une contradiction s’installe dans le groupe), un autre encore intervient chaque fois que quelqu’un est pris à partie - il devient le « sauveur »…

Le rôle peut se définir comme « l’ensemble des conduites requises, attendues ou jouées par un sujet en fonction de sa position dans un système donné » (Maisonneuve, 1980). Cette définition fait apparaître deux éléments essentiels.

En premier lieu, le rôle est lié à la position que l’individu occupe dans le groupe. Dans les groupes structurés (association, équipe de travail, conseil d’administration…), certaines positions sont déterminées par le statut, c’est-à-dire par « la position officielle, institutionnalisée ou socialement reconnue, d’un individu dans un système organisé ou hiérarchisé » (Maisonneuve, 1980). Tel peut être le cas du directeur, du secrétaire, de l’animateur de la réunion, …. Mais, dans tout groupe, quel que soit son degré de structuration, les individus acquièrent également des positions que l’on peut qualifier d’officieuses ou d’informelles. Ils les acquièrent parce qu’ils les prennent, mais aussi parce que les autres leur donnent. C’est l’une des conséquences de l’interaction. L’acquisition des positions résulte donc d’un processus interactif.

Ceci nous amène au second aspect fondamental de la notion de rôle, à savoir les attentes de rôle. Lorsque quelqu’un occupe une position, lorsqu’il prend une certaine place dans le groupe, les autres vont attendre qu’il se comporte, à l’avenir, d’une certaine façon. Ces attentes peuvent venir d’un consensus social lié au statut occupé (il est généralement admis que le directeur prend des décisions et contrôle la réalisation du travail), d’un accord implicite lié aux interactions opérant au sein du groupe (depuis que nous nous réunissons, c’est toujours Florence qui prend note), du comportement habituel joué par tel participant (Arthur fait très régulièrement le clown). La plupart du temps, toutefois, les attentes de rôle ne sont pas aussi concordantes parmi les membres du groupe. Il arrive aussi que celui dont on attend tels comportements soit le seul à ne pas vouloir jouer le rôle correspondant. Il est parfois fort difficile de sortir d’un rôle qui nous colle à la peau, qui est collé à notre personnage, à la manière d’une étiquette qui peut se révéler particulièrement encombrante (comment prendre au sérieux quelqu’un que tout le monde considère comme le bouffon de service ? et, si ce dernier a vraiment quelque chose d’important à dire, comment peut-il se faire entendre ?).

Il existe de nombreuses typologies des rôles observables au sein d’un groupe. Je ne vais pas en proposer une autre, mais plutôt spécifier quelques distinctions de rôles liés à l’émergence des phénomènes de groupe. Précisons tout de suite qu’un même individu peut jouer plusieurs de ces rôles. Lorsque ce n’est pas le cas, lorsque certains de ces rôles apparaissent exclusifs entre eux, il en sera fait mention explicitement.

 

2 – Distinction fondée sur la question de l’influence

2.1 – Le leader

Comme mentionné plus haut, il s’agit de celui qui apparaît comme le plus influent à un moment de la vie du groupe ; il peut y avoir plusieurs leaders en compétition au sein d’un groupe. Il y a toujours un leader dans un groupe ; ce qui arrive c’est que son identification ne soit pas aisée.

2.2 – Le suiveur

C’est celui qui suit le mouvement, qui participe dans le sens imprimé par le ou les leader(s) ; il fait preuve de « loyalisme » par rapport à la tendance majoritaire.

2.3 – L’opposant

Il exprime ses désaccords lorsqu’il estime que c’est nécessaire ; il prend le parti d’exercer du pouvoir, son pouvoir ; ses objectifs sont régulièrement différents de ceux de la tendance majoritaire et il dispose des ressources nécessaires pour exprimer un point de vue opposant.

2.4 – Le participant non - impliqué

Même s’il est présent physiquement, il ne participe pas vraiment ni à la vie du groupe, ni bien sûr à tout ce qui concerne les prises de décision ; il ne s’implique pas 

3 – Distinction fondée sur les actions prises en charge par chaque participant

3.1.5 – Le productif

C’est celui qui intervient surtout par rapport à la tâche ; il donne des informations, cherche la solution du problème…. ; il se situe dans la fonction de production.

3.2.6 – Le facilitateur

C’est celui qui organise le travail, qui propose une méthodologie, des procédures… Il se situe dans la fonction de facilitation.

3.3.7 – Le régulateur

Il intervient au niveau des relations entre les participants et des relations entre les participants et la tâche ; il encourage ses partenaires, est attentif au climat, au moral du groupe, aux aspects affectifs ; il peut détendre l’atmosphère, tenter d’élucider des malaises… ; il se situe dans la fonction de régulation 

 

4 – Distinction fondée sur la participation

4.1 – Le centre

C’est celui qui semble influencer le plus le groupe dans la poursuite de l’objectif commun (la cible du groupe) et donc vers lequel converge le plus de messages, surtout verbaux ; de ce fait, il se trouve au centre de l’interaction verbale.

4.2 – L’émetteur

C’est celui qui émet de nombreux messages verbaux, qui parle beaucoup apportant une contribution directe à la cible commune.

4.3 – Le récepteur

C’est celui qui parle peu, tout en étant bien présent, attentif, réceptif à ce qui se dit, et donc bien intéressé par la cible commune.

4.4 – Le satellite

C’est celui qui est présent physiquement, mais participe très peu ; il donne l’impression de ne pas se sentir concerné par ce qui se dit et fait attention à autre chose.

4.5 – L’absent

C’est celui qui n’est pas présent physiquement, ce qui n’empêche pas qu’on peut faire référence à ce qu’il penserait ou dirait s’il était là ou quand il sera là.

Cette distinction, conceptualisée par Yves de Saint-Arnaud (1978) et librement adaptée, sera encore commentée dans le point consacré à la participation.

5 – Distinction fondée sur les normes du groupe

5.1 – Le bouc-émissaire

C’est celui sur lequel se portent l’agressivité et les insatisfactions des autres ; il est vu comme le « mauvais », l’« empêcheur de tourner en rond », l’« incompétent » ou l’« idiot » ; il catalyse souvent des tendances négatives et agressives présentes chez d’autres membres du groupe ; il joue alors une fonction protectrice vis-à-vis de l’ensemble du groupe qui, en se défoulant sur lui, évite d’aborder d’autres tensions ou conflits.

5.2 – Le group-émissaire

J’utilise ce terme pour désigner un rôle qui fait un peu pendant au précédent par rapport auquel il est exclusif ; il s’agit de celui qui exprime et reflète des opinions, des sentiments présents chez une partie importante des autres membres du groupe, opinions et sentiments qui traduisent en quelque sorte l’état affectif du groupe, tant par rapport à la tâche que par rapport au climat.

Entre ces deux rôles, les membres du groupe peuvent évidemment prendre différentes positions intermédiaires.

6 – Distinction fondée sur le positionnement personnel dans la relation aux autres

De nombreuses typologies se basent sur des aspects plus personnels de la prise de rôle en groupe. Ces prises de position dépendent à la fois de caractéristique personnelles que chacun va, consciemment ou non, activer pour prendre une place dans le groupe et, bien sûr, de la réaction des autres membres du groupe en retour. Il est important et légitime pour tout individu d’exister dans le groupe, d’y être reconnu et, donc, d’y développer sa singularité d’une manière ou d’une autre. C’est ce qui peut expliquer ces prises de position parfois spectaculaires. À titre d’exemple, la nomenclature de Boisvert, Cossette et Poisson (1991) propose des rôles tels que « l’agressif », « l’expert », « le fignoleur », « le maniaque du concret »…

On peut considérer que, de par la régularité des comportements déployés, des rôles et des attentes de rôles apparaissent effectivement derrière ces prises de position. L’image personnelle que tel ou tel renvoie aux autres s’en trouve souvent quelque peu exacerbée et risque de déboucher sur le phénomène de stigmatisation, lequel réside dans le fait de réduire la personne à l’apparence, forcément partielle, qu’elle donne et que les autres lui donnent d’elle-même.

Ce processus trouve une belle illustration dans le triangle dramatique de Karpman. Il s’agit, en fait, d’une cristallisation et d’une rigidification des positions des acteurs engagés dans une interaction de type conflictuel. Au départ, le conflit concerne deux personnes. Un troisième larron, témoin de l’interaction apparaît, au départ, non impliqué dans les intérêts des deux autres. Ce tiers sera tenté d’attribuer des rôles et des étiquettes aux protagonistes. L’un sera la victime et l’autre le persécuteur. Et lui, le troisième, en volant au secours de la victime, ne pourra pas être autre chose que le sauveur.

En attribuant des rôles aux deux premiers larrons, le troisième endossera, de facto, le troisième rôle complémentaire. Et la boucle est bouclée ! L’interaction va se refermer sur elle-même, en présentant toutes les caractéristiques d’un cercle vicieux. En effet, chacun se verra confirmé dans son rôle : si je vois Arlette comme victime, je vais la protéger et, de ce fait, renforcer son sentiment de victime, tout en induisant une recrudescence de l’attitude persécutrice d’Yvette ; je vais faire pire que mieux, ce qui n’échappera pas aux deux autres. Il se peut alors qu’après la confirmation des rôles, on assiste à un renversement des rôles : je vais tout à coup être taxé de persécuteur par Yvette et, à mon grand étonnement, Arlette, la nouvelle sauveuse, va voler au secours d’Yvette, la nouvelle victime.

 

7 – Phénomènes liés à l’appartenance au groupe

Parallèlement aux mécanismes présidant à la reconnaissance de différences individuelles au sein d’un groupe, l’observateur ne pourra pas ne pas être frappé par d’autres phénomènes qui, eux, spécifient l’unicité, l’unité, voire l’uniformité du groupe. C’est un peu comme si les membres d’un groupe, par delà leurs différences, étaient tous logés à la même enseigne en ce sens qu’ils apparaissent marqués par les mêmes forces, les mêmes pressions, les mêmes émotions, les mêmes états d’âme, les mêmes déterminismes. Sans vouloir exagérer la portée de ces phénomènes, ceux-ci surprennent souvent par leur caractère spectaculaire. En outre, les membres du groupe ne se rendent souvent pas compte, eux-mêmes, de ces phénomènes, trop absorbés qu’ils sont par leur immersion dans le groupe. Ce sera l’observateur extérieur qui les verra le plus distinctement, sans nécessairement parvenir à ce que les participants en acceptent la réalité.

7.1 – La participation

Les membres d’un groupe, physiquement présents, se révèlent plus ou moins participatifs. À certains moments, les échanges sont nourris et fertiles ; ils peuvent devenir fort animés. À d’autres moments, le groupe ne se départit pas d’une certaine tiédeur, voire d’une certaine torpeur ; bâillements et postures révélatrices témoignent alors du peu d’enthousiasme généré par l’activité de groupe.

La participation ne constitue pas à proprement parler un phénomène de groupe, si ce n’est par son aspect contagieux : si le niveau de participation général est élevé, même les plus réservés finissent par suivre le mouvement ; de même l’apathie qui s’abat peu à peu dans une discussion gagnera souvent les plus actifs. En fait, le niveau de participation nous fournit surtout des indications sur l’état général du groupe. Elle en constitue, en quelque sorte, une photographie.

Ceci dit, nous pouvons caractériser le phénomène de la participation dans un groupe, de deux façons.

Tout d’abord, la participation est inégale, au sein d’un groupe. Il y en a toujours qui parlent plus et d’autres qui parlent moins. Il y en a toujours qui s’impliquent plus, qui sont plus actifs, qui apparaissent plus concernés. Cette distribution inégale est naturellement liée à la structure de la communication qui se développe entre les participants. Elle est également liée à la relation que chaque participant entretient avec l’objectif du groupe. Selon Saint-Arnaud (1978), « la participation désigne l’interaction de chaque membre avec la cible commune du groupe ». Dans sa « théorie du groupe optimal », cet auteur définit cinq positions que peut prendre un membre du groupe sur ce qu’il appelle « son axe de participation » : positions du centre, de l’émetteur, du récepteur, de satellite et de l’absent. Tout en précisant qu’ « un membre peut contribuer efficacement au bon fonctionnement du groupe, quelles que soient les positions qu’il occupe ou privilégie sur son axe de participation », Saint-Arnaud (1978) précise encore que « plus un membre est mobile sur son axe de participation, plus il contribue efficacement au processus de production ». Cette conception réaliste de la participation bat en brèche l’idée mythique et fausse selon laquelle un groupe qui fonctionne bien serait celui où tous participent de manière égale.

En second lieu, il est possible d’identifier un certain nombre de facteurs qui favorisent le niveau général de participation d’un groupe pris dans son ensemble. La petite liste qui suit est inspirée de la recherche qu’a faite Lebel (1983) dans le cadre de l’animation des réunions.

Une première série de facteurs concerne la composition du groupe : la cohérence et l’esprit de groupe facilitent les échanges entre personnes qui se connaissent, se comprennent, s’apprécient ; le plaisir d’être ensemble renforcera cet état de fait.

Une seconde série de facteurs a trait au climat socio-affectif et à l’utilisation des ressources individuelles : si le groupe sollicite la contribution de chacun en misant sur les potentialités propres des membres, ceux-ci auront tendance à s’investir ; pour ce faire, il est nécessaire que le groupe, et en particulier l’animateur s’il y en a un, stimule prise de parole et participation.

Un autre facteur déterminant consiste à soigner la probabilité de réalisation de ce qui se fait ou de ce qui se dit au sein du groupe (ce que Lebel nomme « la conversion idéo-motrice »).

Certains facteurs se rapportent à la nature de la tâche, à l’attrait de la cible commune, en particulier l’originalité du thème abordé et de la forme de la tâche.

Enfin, le confort spatio-temporel ne doit pas être négligé. Etre bien installé dans un lieu où chacun se voit et entend les autres et savoir quelle est la durée de la rencontre, tout cela ne peut que favoriser la participation.

La participation, tant au niveau individuel que collectif, peut également s’apprécier sous l’angle de la motivation. Celle-ci peut être considérée, selon les termes de Aubert (1996), comme « un processus dynamique partant des motifs qui nous poussent à agir et débouchant sur ce qui nous met en mouvement. » La motivation fait intervenir, selon la distinction établie par Ardoino, des facteurs de cinq niveaux différents :

  • individuels : les besoins, désirs, ressources et contraintes de chacun,

  • relationnels : par exemple, si je viens d’avoir des mots avec l’un des participants, il n’est pas sûr que je participerai activement à la discussion qui suit,

  • groupaux : chacun module sa prise de parole en fonction des interventions et des réactions, passées ou pressenties, des autres membres du groupe,

  • organisationnels : dans les équipes de travail, le contexte organisationnel peut peser sur la prise de parole en réunion, en particulier les conditions de travail ou la prise en compte des avis exprimés dans les prises de décision de la hiérarchie,

  • institutionnels : donner son avis fait-il partie ou non des normes et des pratiques valorisées tant par le groupe que par l’institution ?

Dans un contexte organisationnel, Porter et Lawler (1968) ont identifié, il y a une cinquantaine d’années déjà, cinq facteurs favorisant la motivation. Voyons ce qu’ils peuvent devenir dans une situation de groupe :

Le renforcement. Lorsque les conséquences d’un comportement sont agréables, on a tendance à le reproduire par la suite.

Dans un groupe, les signes explicites d’approbation et de reconnaissance des autres jouent le rôle de renforçateur. Leur absence risque d’avoir l’effet inverse.

L’équité. Chaque personne établit, continuellement et souvent inconsciemment, une sorte de balance entre ce qu’il apporte à l’organisation (contributions) et ce qu’il en retire (rétributions). Si la personne considère - et ce jugement est toujours subjectif - que l’équilibre n’est pas équitable, elle va désinvestir.

En groupe, ceci fait directement référence à une comparaison inévitable entre mon investissement et celui des autres.

L’instrumentalité (utilité). Il s’agit de la probabilité pour la personne qu’un effort soit ou non suivi d’une récompense.

Dans un groupe, la récompense peut venir de l’individu lui-même (quand il est content de ce qu’il a fait), de l’impact de son action sur l’accomplissement de la tâche ou du groupe (via des marques d’approbation et de reconnaissance). Ces trois éléments interviennent en proportions variables dans le mécanisme.

Le niveau d’expectation (niveau d’attente). Il s’agit de l’attente par rapport aux efforts que l’on se pense capable d’effectuer, c’est-à-dire les chances de réussite que l’on s’attribue en fonction de ce qu’on pense de ses propres capacités.

Ici, il s’agit d’une anticipation subjective : est-ce que ce que je dis ou ce que je fais est suffisamment intéressant pour le groupe et va apporter une « valeur ajoutée » par rapport à la contribution des autres ? Si ce n’est pas le cas, je n’ai aucune raison d’intervenir.

La valence (valeur). Il s’agit de la valeur subjective de la récompense, de sa valeur réelle en fonction du désir que l’on a de l’obtenir.

Dans un groupe, ce facteur peut intervenir à deux niveaux : l’approbation des autres, d’une part, et l’atteinte de l’objectif par le groupe, la réussite de la tâche, d’autre part, sont-elles importantes pour moi ?

7.2 – Les normes et la pression de conformité

Lorsqu’un groupe se constitue et que rien ne lie à priori ses membres, il est un autre phénomène qui surprend par sa rapidité d’apparition : c’est l’émergence de normes. Prenons le cas d’un groupe de personnes qui ne se connaissent pas et qui se rencontrent pour la première fois ; après quelques échanges verbaux, l’attitude ou le comportement d’un tel est dénoncé par l’ensemble des autres membres comme s’ils s’étaient concertés auparavant, alors qu’il n’en est rien. A plus forte raison, quand un groupe a une histoire commune, plus ou moins longue, la puissance des normes, agissant comme des règles implicites, peut se révéler spectaculaire. Les expériences, désormais classiques en psychologie sociale, de Sherif et d’Asch ont clairement mis en lumière les mécanismes de formation des normes et de conformisme. Le fonctionnement des groupes restreints n’échappe pas à la règle. Si plusieurs personnes expriment une opinion dans mon équipe de travail et que, de mon côté, je pense exactement le contraire, j’hésiterai sans doute à affirmer mon point de vue. D’aucuns penseront certainement qu’ils agiraient autrement, en toute indépendance d’esprit. Et pourtant, rien n’est moins sûr… Mais, il n’est pas facile d’admettre que l’on ferait « bêtement » comme les autres…

Tentons maintenant de comprendre ce phénomène. Une norme peut être vue comme « un critère qui définit ce qui est considéré comme acceptable dans un groupe social donné et dont la non-application entraîne, moyennant une certaine marge de tolérance, réprobation ou sanction ». On peut distinguer des normes de comportement, des normes d’opinion et des normes de sentiment. L’existence de normes est utile au groupe comme à l’individu. Elle apporte au groupe la cohérence qui se cimente autour de règles partagées. Elle fournit à l’individu les références qui lui permettent de se situer et fournit un guide à sa conduite, une sorte de « mode d’emploi ». Mais, ce qui fonde vraiment le mécanisme réside peut être bien dans la pression de conformité qui s’en suit. En effet, comme le stipule notre définition, celui qui ne se soumet pas aux normes du groupe risque d’être désapprouvé ou sanctionné. Et la sanction ultime, c’est tout simplement l’exclusion.

Les normes se présentent, la plupart du temps, sous une forme implicite, tellement implicite qu’elles échappent régulièrement à l’intelligence de ceux qui s’y conforment. L’individu qui se soumet, souvent inconsciemment, à la pression de conformité vit une situation de dépendance. Il adoptera alors ce qu’on appelle un « comportement de groupe ». L’intensité du phénomène varie sans doute en fonction des personnes, mais elle dépend surtout de la situation, de la situation de groupe. À l’origine des réactions individuelles, nous pouvons identifier deux besoins importants : un besoin d’approbation qui est lié à « la recherche de l’approbation d’autrui comme critère de notre propre valeur » (Mucchielli, 1986) et un besoin de certitude qui est lié à la recherche d’informations en l’absence de critères objectifs. Toutefois, ces explications apparaissent secondaires par rapport au besoin d’appartenance, lequel spécifie davantage le phénomène de groupe. C’est parce que nous avons besoin de faire partie du groupe que nous sommes amenés à nous plier à ses exigences, souvent à notre insu. C’est quand ce sentiment d’appartenance est fort développé, quand l’emploi du « nous » se généralise au sein du groupe, c’est à ce moment que la pression de conformité a le plus de poids.

7.3 – Sentiments collectifs et imaginaire groupal

La pression de conformité n’est pas la seule manifestation de ce sentiment d’appartenance. Elle en constitue l’un des résultats les plus significatifs. Mais le sentiment collectif qui imprègne les membres du groupe va produire d’autres effets. Les individus qui partagent des normes et qui vont peu à peu se considérer comme constituant ce « nous » fatidique vivent alors simultanément une succession de sentiments, passent par différents états qu’ils traversent ensemble. L’appartenance au groupe implique quelque chose de fondamentalement collectif.

Plusieurs auteurs se sont interrogés sur la genèse de ce phénomène qui apparaît essentiel à la compréhension de « ce qui se passe vraiment dans le groupe ». En effet, si une angoisse ou une tension est présente dans un groupe, celui-ci peut se révéler incapable de réaliser une tâche. De même, le groupe euphorique restera imperméable aux sollicitations de l’animateur l’invitant à poursuivre son travail. En d’autres circonstances, une ambiance particulièrement favorable tirera le groupe et ses membres vers des réalisations spectaculaires. Et, dans un autre domaine, une équipe de football très solidaire remportera un match face à des adversaires, intrinsèquement plus doués mais incapables de former un ensemble cohérent ou de gérer leurs rivalités intestines.

Comment tout cela peut-il s’expliquer ? D’où vient donc l’importance de ces sentiments collectifs ? Une première réponse nous est fournie par l’analyse de la situation de groupe, elle-même. Celle-ci se révèle angoissante à plus d’un titre. Qui de nous n’a pas ressenti, plus ou moins confusément, le malaise engendré par le fait de se trouver confronté pour la première fois à un groupe nouveau, fait de visages inconnus. On n’ose pas prendre la parole tout de suite, on se regarde, on cherche un visage connu ou simplement sympathique, on attend et, finalement, on est soulagé quand quelqu’un lance la conversation.

D’autres malaises peuvent également apparaître dans des groupes dont nous faisons partie depuis longtemps, dont nous partageons une histoire commune avec des pairs que nous connaissons bien. Dans certains cas, nous pouvons clairement identifier l’origine de ce malaise qui est lié, par exemple, à un conflit ou à une crainte précise. Mais, dans d’autres cas, l’explication de ce qui se passe en nous, et peut-être chez d’autres de manière plus ou moins similaire, nous échappe complètement. Et il en va de même pour des ardeurs et des enthousiasmes partagés.

Fondamentalement, la situation de groupe nous renvoie à notre propre image reflétée par le regard de l’autre ou, plus exactement, des autres. Comme l’explique Enriquez (1971), « Dans un monde où tous les actes se passent devant une série de miroirs (les regards des autres), ou rien ne peut être caché, dans ce monde de la ‘représentation’ perpétuelle, chacun va essayer de définir et de trouver son identité et son unité personnelle. » Et, plus loin : « la recherche d’identité se fait paradoxalement par une expérience de la brisure, du morcellement. Ce qu’ils ont en face d’eux, c’est un miroir éclaté » (Enriquez, 1971). C’est donc l’identité personnelle qui est mise en scène dans la situation de groupe. Et les premiers fragments de réflexion renvoient à une image morcelée, reflétée qu’elle est par la multiplicité souvent divergente du regard des autres. Certains semblent nous apprécier là où d’autres manifestent plutôt un désaveu ou de l’indifférence. Ceci évoque « clairement » l’angoisse de morcellement décrite par les psychanalystes comme correspondant à un stade « primitif » de construction de la personnalité.

Que ce soit en flirtant avec les angoisses profondes de ses membres ou en y échappant par quelque mécanisme de défense englobant, fusionnant ou occultant les différences, le groupe pose bien la double question de l’identité du groupe et de celle de chacun des individus qui le composent. Le groupe n’est le pluriel de personne ! Ceci aura plusieurs conséquences importantes au niveau de l’individu en groupe et au niveau du groupe combinant différents processus individuels. J’en relèverai trois principales.

  1. a) Nous nous trouvons sur un terrain favorable à l’émergence d’images fortes, à caractère fantasmatique.

En 1961, Bion formule deux énoncés fondamentaux. Le premier énoncé stipule que « le comportement d’un groupe s’effectue à deux niveaux, celui de la tâche commune et celui des émotions communes » (Anzieu & Martin, 1982). Il précise que « le premier niveau est rationnel et conscient », et que ce sont des processus psychiques secondaires (de l’ordre du raisonnement, du jugement) qui y sont utilisés. Par contre, le second niveau, dominé par des processus psychiques primaires (liés aux pulsions et aux affects), requiert « une circulation émotionnelle et fantasmatique inconsciente » (Anzieu & Martin, 1982) Autrement dit, les processus rationnels peuvent être contaminés par d’autres processus, plus affectifs et plus inconscients, qui peuvent toujours interférer et peser sur la réalisation de la tâche. Lorsque c’est le cas, de nombreuses difficultés, apparemment anodines et sans importance, surviennent dans l’exercice de tâches rationnelles centrées sur l’analyse, l’organisation ou la prise de décision. Il est alors important d’identifier l’état dans lequel se trouve le groupe pour comprendre ce qui se joue, avant de poursuivre le travail. Le second énoncé de Bion postule que le groupe peut se situer dans trois états affectifs distincts qu’il nomme « présupposés de base » et qui sont : la dépendance par rapport au leader, la solidarité des participants dans une attitude de combat ou de fuite contre un ennemi commun, la constitution de deux sous-groupes autour d’un couple en opposition. Ici aussi, les enjeux affectifs et relationnels semblent dominer.

C’est sans doute l’école psychanalytique française, et en particulier Anzieu et Kaës (Anzieu, 1981), qui a le plus abondamment explicité la notion de circulation fantasmatique inconsciente au sein du groupe. Au départ d’un fantasme originel individuel exprimé ou simplement suggéré par un participant, il se produit un phénomène de résonance fantasmatique, de contagion : ce qui est ressenti par une personne fait écho chez quelques autres puis envahit tout le groupe. Sans entrer dans le détail de l’explication psychanalytique, relevons deux des phénomènes les plus révélateurs identifiés par ces auteurs : l’illusion groupale pendant laquelle le groupe est idéalisé en tant que tel (« nous sommes un bon groupe », « on est si bien ensemble ») au point que la tâche n’a pratiquement plus d’importance et les fantasmes de cassequi correspondent à l’envahissement du groupe par les angoisses et les pulsions de mort au point que les participants ont le sentiment qu’ils n’ont plus rien à faire ensemble. À ce niveau, FORNARI (22) opère une distinction intéressante entre deux types d’angoisse :

  • l’angoisse paranoïde, qui correspond à la peur d’être persécuté par le mauvais objet ; par exemple, lorsqu’on sent que le chef veut dissoudre notre équipe de travail ;

  • l’angoisse dépressive, qui équivaut à la peur de la perte du bon objet ; par exemple quand on se demande ce qu’on va devenir après le départ d’un membre charismatique.

  1. b) Les membres du groupe ont tendance à se raccrocher à des figures structurantes, par des mécanismes tels que l’identification.

Puisque les membres du groupe vivent une situation à la fois angoissante et déstructurante, ils seront d’autant plus enclins à se rallier à ce qui peut les rassurer et, en particulier à « l’acte initiateur d’un leader potentiel ». Cette hypothèse a été largement exploitée par F. Redl qui a décrit dix types de formation de groupes autour d’une personne centrale, à partir des émotions de groupe suscitées par cette personne autour d’elle.

  1. c) Il est possible de retracer un développement affectif du groupe qui suit une progression en plusieurs étapes.

Sans vouloir donner à ce schéma une portée générale, l’on constate dans de nombreux groupes une succession en plusieurs étapes :

Dans un premier temps, les participants, qui ne se connaissent pas, se livrent avec réserve ; ils portent des masques qu’ils vont progressivement laisser tomber.

Dans une seconde phase, certains vont adopter une attitude offensive, des rivalités vont s’installer, d’autres resteront sur la défensive.

Ensuite, on remarque une phase caractérisée par la recherche d’unanimité et d’uniformité. Le groupe tend à nier les différences individuelles.

Ce n’est qu’après cela que des membres du groupe pourront s’affirmer de manière plus authentique. Le groupe pourra évoluer vers un fonctionnement plus coopératif dans lequel les ressources et différences individuelles pourront être exploitées (Mucchielli, 1986).

Cette progression n’est évidemment pas linéaire et certains groupes ne deviennent jamais coopératifs. Une des choses intéressantes à constater, à ce niveau de la discussion, c’est l’existence d’une phase où le groupe tend à nier les différences individuelles. Car, comme le remarque Enriquez, “Si on n’a pas réussi à trouver sa propre identité, on en trouve une autre : l’identité du groupe” (Enriquez, 1971).

Bien sûr, la majorité des moments de la vie des groupes n’est pas constamment traversée par des turbulences identitaires et psycho - affectives. Il n’en reste pas moins vrai que, pour reprendre l’expression d’Anzieu, « dans tout groupe qui ne fonctionne pas, il y a un fantasme tu ». Reste à savoir s’il est possible et souhaitable de le mettre à jour…

7.4 – Moral et productivité

Après l’explicitation d’un type d’explication aussi fécond et fondamental que celui de la circulation fantasmatique inconsciente au sein des groupes, on pourrait penser qu’il n’y a plus grand chose à dire qui apparaisse un tant soit peu pertinent. Je pense au contraire qu’il faut resituer l’analyse du collectif fantasmatique dans son contexte, à savoir la raison d’être du groupe, ses objectifs, ce que Saint-Arnaud (1978) appelle la “cible commune”, ou la tâche. L’analyse des sentiments collectifs inconscients n’est pas une fin en soi.

L’expression “dynamique de groupe” suggère souvent, auprès de certains participants, l’idée que l’on va déballer des tas d’histoires très personnelles ou très violentes et cela suscite des résistances et des peurs qui encombrent l’imaginaire groupal. Mais, du point de vue de l’animation, il n’y a lieu de parler des phénomènes inconscients que si leur non-résolution nuit à l’accomplissement de la tâche. L’expression lumineuse de Anzieu pourrait être assortie d’une autre, du genre : “débusquons les fantasmes collectifs là où leurs agissements sous - terrains contrecarrent l’exécution de la tâche”.

Cette réflexion m’amène à présenter un autre phénomène de groupe comme résultant de la relation qui lie le moral et la productivité. Selon Anzieu et Martin (1982), « le moral est en quelque sorte sécrété par le groupe ; c’est un véritable sous-produit de l’activité de l’équipe ». Reprenant un texte de Blum, ces auteurs précisent que le moral résulte de quatre facteurs déterminants :

  • “le sentiment d’être ensemble ou coopération ;

  • le besoin d’avoir un objectif ;

  • la possibilité d’observer un progrès dans la marche vers l’objectif ;

  • le fait que chaque membre a des tâches spécifiques significatives qui sont nécessaires à l’accomplissement de la tâche. »

Donc, ce ne sont pas uniquement les sentiments collectifs inconscients qui sont responsables du climat, de l’ambiance d’un groupe. Lorsque des gens qui s’entendent bien sont ensemble et qu’ils ont une tâche à réaliser, leur enthousiasme et leur moral déclineront si cette tâche n’avance pas. Le moral affecte la productivité et la productivité affecte le moral. Dès lors, il tombe sous le sens que tous les moyens propices à organiser le travail de manière efficace favoriseront et la productivité et le moral : exercice des fonctions de facilitation et de régulation, techniques d’animation et de résolution de problèmes…

Parmi ces éléments, il en est un qui se révèle fondamental : les participants ont-ils une représentation commune de la tâche à accomplir ? C’est loin d’être toujours le cas. Et, souvent, ce n’est qu’après avoir pataugé pendant longtemps que les membres du groupe constatent, non sans amertume, qu’ils ont des visions très différentes de ce qu’il y a à faire. Moscovici et Paicheler (1973) ont démontré que « la structure cognitive d’un problème favorise l’émergence d’une structure de groupe propre à accomplir de meilleures performances ». Dès lors, il apparaît primordial de pouvoir concevoir ce qu’il y a à faire et, surtout, de pouvoir partager cette conception en organisant les données de tout problème ou question que le groupe a à traiter.

Le moral peut également être analysé sous l’angle de l’énergie présente dans le groupe et mise à disposition de celui-ci par ses différents membres. Car, finalement, un groupe ne vit que si ses membres le font respirer.

L’énergie dont dispose le système – groupe est directement tributaire de l’énergie que chaque individu qui le constitue met à la disposition du collectif. En effet, un groupe n’existerait pas sans ses membres. Donc, si ceux-ci ne sont pas disposés à faire apport d’une certaine quantité d’énergie, le capital énergétique du groupe diminue automatiquement. Saint-Arnaud (1978) a conceptualisé ce mécanisme en distinguant :

  • l’énergie disponible, qui représente le capital énergétique mis à la disposition du groupe par ses membres, et

  • l’énergie résiduelle, laquelle correspond à l’énergie que les membres, même présents physiquement, n’investissent pas pour le groupe.

En outre, il subdivise l’énergie disponible en trois :

  • l’énergie de production, qui est produite spontanément par des individus réunis dans la poursuite d’un but commun ; cependant, si le groupe ne progresse pas dans la réalisation de ce but, l’énergie de production peut diminuer au profit de l’énergie résiduelle ;

  • l’énergie de solidarité, qui est elle aussi produite spontanément par des individus lorsqu’ils sont contents d’être ensemble et d’entretenir des relations satisfaisantes ; cependant, si les relations entre les individus deviennent insatisfaisantes, par exemple lors de conflits, l’énergie de solidarité peut également diminuer au profit de l’énergie résiduelle ;

  • l’énergie d’entretien qui n’est pas produite spontanément par des individus en groupe ; cependant, si des difficultés surgissent tant au niveau de la production qu’au niveau de la solidarité, une partie de l’énergie disponible peut être consacrée à des actes de régulation ; il faut pour cela que certain(s) membre(s) du groupe prenne(nt) l’initiative de suggérer au groupe de réfléchir à son fonctionnement ; cela permet alors de réactiver tant l’énergie de production que l’énergie de solidarité et d’éviter l’augmentation de l’énergie résiduelle.

La régulation apparaît donc intéressante pour combler un déficit au niveau du moral (énergie de solidarité) ou de la productivité (énergie de production), puisque les deux sont intimement liés et complémentaires.

7.5.9 – Homéostasie et résistance au changement

Il ne nous reste plus qu’à boucler la boucle. Le groupe, comme tout système, se caractérise par une série de propriétés relatives à sa stabilité. Selon la définition de Von Bertalanffy, l’un des pionniers de l’analyse systémique, « un système est un ensemble d’éléments en interaction, ces interactions étant de nature non aléatoire » (Von Bertalanffy, 1973). Et, pour reprendre les termes de Krech et Crutchfield (1948), « La dynamique,… ne désigne rien de plus que l’ensemble des changements adaptatifs qui se produisent dans la structure de l’ensemble du groupe à la suite des changements d’une partie quelconque de ce groupe ». Parmi les propriétés des systèmes, il en est une qui déterminera beaucoup de réactions groupales. Il s’agit de l’homéostasie, c’est-à-dire la tendance du système, du groupe, à tendre vers un état d’équilibre, à maintenir son équilibre interne. Ceci explique, en partie, les phénomènes bien connus de résistance au changement. Lorsque l’on veut introduire une nouveauté dans un groupe déjà constitué, on se heurte très souvent à une réticence, voire à une opposition. Ces résistances peuvent être d’origine individuelle ou culturelle. Elles sont aussi, souvent, le fait du groupe.

Lewin (1951), le fondateur de la dynamique de groupes, a élaboré une théorie qui rend compte des phénomènes de groupe comme résultant de rapports de forces en opposition, en tension ou en équilibre. Cette manière de conceptualiser les choses lui a permis d’analyser la résistance au changement et d’identifier des méthodes de changement qui tiennent compte de la tendance homéostatique des groupes. Il démontre, en particulier, qu’il est plus efficace de diminuer les forces antagonistes (à un changement) qui existent à l’intérieur du groupe, plutôt que d’augmenter la pression externe. En effet, celle-ci ne va faire qu’entraîner, en contrepartie, l’accroissement de la résistance interne du groupe, renforcée qu’elle peut être par d’autres phénomènes de groupe (pression de conformité, appartenance, solidarité…).

Les théories systémiques qui se sont développées par la suite ont largement confirmé la tendance, pour ainsi dire naturelle, de tout système à maintenir un état d’équilibre interne. Dans un groupe qui a une longue histoire de vie commune, par exemple une équipe de travail, on rencontre quelquefois le scénario suivant (mais, ce n’est pas une généralité) : les membres du groupe se répartissent entre deux pôles bien distincts, les anciens, qui forment un noyau dur souvent hostile aux changements dont certains sont initiés par de nouvelles recrues qui se situent à l’autre pôle et qui apparaissent dès lors moins « contaminés » par les normes du groupe. En outre, ce phénomène peut se voir renforcé par le fait que, parmi les anciens, il s’est conclu des sortes de compromis historiques implicites qui leur permettent de cohabiter sans heurts à condition que quelqu’un ne vienne pas se mêler de déterrer la hache de guerre. Mais ça, les nouveaux, instigateurs de petits changements qu’ils pensent inoffensifs, ne sont pas au courant. C’est ce qu’on appelle « découvrir des cadavres dans les placards ».

8 – Phénomènes de groupe et fonctionnement optimal

En prenant progressivement connaissance des différents phénomènes de groupe, que ce soit de manière théorique ou en situation, dans un rôle de participant ou d’animateur, la plupart d’entre nous s’est sûrement plus d’une fois demandé : « mais, comment faire pour « gérer » cette situation, pour rééquilibrer un peu les échanges, pour diminuer l’influence de certains, pour désamorcer l’incidence de tel ou tel phénomène ? ». Cette intention pragmatique, quoi que en partie légitime, se doit d’éviter quelques écueils importants, en particulier l’illusion de toute puissance, qui nous conduirait à penser qu’il y a effectivement moyen de contrôler ce qui se passe dans un groupe, et la tentation manipulatoire, laquelle pourrait nous pousser à instrumentaliser tel ou tel participant ou à chercher à mener le groupe là où on le veut. Comme dans d’autres aspects du travail psycho-social, la posture d’accompagnement, incluant pose du cadre, observation attentive et interventions facilitatrices, sied davantage tant au rôle de l’animateur de groupe qu’à la nature même de l’alchimie imprévisible des interactions groupales.

Il n’empêche, nous nous posons encore, plus ou moins implicitement, la question de savoir ce qu’est « un bon groupe » et comment il peut fonctionner de manière optimale. Nous avons tendance à penser que certaines modalités de communication et d’influence, que certaines prises de rôles, que certains états de la dynamique du groupe sont plus positifs que d’autres. Et c’est sûrement vrai. Reste à savoir en fonction de quoi. Pour ma part, je reprendrai les deux critères utilisés par Lippitt et White dans leur fameuse expérience sur les styles d’animation, à savoir l’efficacité du travail et la satisfaction des participants. Dès lors, attachons-nous à répondre à la question suivante : « Quelles sont les conditions requises pour permettre à un groupe d’atteindre un fonctionnement optimal, sachant que ce dernier s’apprécie en fonction des deux critères précités ? ».

La question est vaste, évidemment, et les modèles théoriques visant à y répondre sont légion. Je me baserai sur celui qui a été proposé en 2007 par Landry. Avant cela, la majorité des constructions théoriques partent d’une conception groupale à deux dimensions, celle de la tâche et celle des relations interpersonnelles. A la suite de quelques autres chercheurs, Landry (2007) postule « l’existence de trois zones dynamiques dans tout groupe restreint, les zones du travail, de l’affection et du pouvoir. » Le pouvoir y apparaît donc comme l’un des domaines centraux de l’interaction groupale, au même titre que la réalisation de la tâche (le travail) et les relations interpersonnelle (la sphère affective). On pourrait dire que les enjeux de pouvoir cristallisent tant de comportements et consomment tellement d’énergie dans les groupes que Landry leur a réservé une place à part entière !

Ce modèle à trois dimensions explicite la manière dont les enjeux « organisationnels » (pour le travail), « affectifs » (pour les relations interpersonnelles) et « politiques » (pour le pouvoir) se posent, évoluent, se travaillent et peuvent se dénouer dans le cheminement d’un groupe, conçu en quatre étapes, depuis sa naissance jusqu’à son accession à un stade de maturité caractérisé par un fonctionnement coopératif.L’auteure précise bien évidemment que ce schéma de progression a été élaboré dans le cas des groupes en situation d’émergence. Il n’est donc pas universel, dépend du contexte et des particularités propres à chaque situation.

Dans le cadre de ces notes, je vais me contenter de présenter très brièvement quelques éléments du modèle dans le but de nous permettre d’identifier un peu mieux ce qui se joue à certains moments de la vie des groupes. Cette partie est largement inspirée de l’ouvrage de Landry repris sous rubrique. J’y ai néanmoins ajouté quelques apports et formulations personnels.

8.1 – Les 4 étapes de la vie des groupes

La première étape, qu’on pourrait grossièrement appeler « round d’observation », est sans doute dominée par l’enjeu, pour les uns et les autres, de voir comment on va prendre sa place dans le groupe. Les interactions sont prudentes, un peu policées. On repère à qui on a à faire. Il n’y a pas encore de réel engagement dans le collectif, ce moment étant dominé par la prégnance des besoins individuels.

La deuxième étape ressemble à une ébauche de mise en place des éléments de l’ensemble. Certains rôles commencent à émerger, des affinités se créent, des normes s’établissent, des différences apparaissent. Dans certains cas, une uniformité de surface tend à vouloir gommer ces différences. Le collectif n’est encore qu’en cours d’élaboration. Il prend appui sur des velléités d’assemblages d’individus.

La troisième étape est celle où « on entre dans le vif du sujet », où les positions s’affirment. Il y a confrontation et tensions. Le groupe peut rester englué dans ces difficultés ou commencer à collaborer. L’impératif collectif pose ses exigences et certains individus en font les frais. On sait qu’il faut avancer, mais on ne sait pas encore trop comment.

La quatrième étape amène à une certaine stabilité car on y entérine des résolutions communes. On consolide, on définit des choses, des règles et des rôles, on met au point des mécanismes permettant le maintien d’une certaine organisation au-delà de l’expression des désaccords. On peut entamer un réel travail de collaboration. C’est l’étape de la coopération où le collectif est devenu légitime et permet aux individus d’y trouver leur place.

8.2 – Le cheminement dans la zone du travail

Le travail, c’est, au sens premier, la réalisation de la tâche. Pour que les membres d’un groupe y parviennent, une certaine organisation est indispensable. À ce niveau, les enjeux groupaux rejoignent ceux de la sociologie des organisations (laquelle s’attache à conceptualiser la structure, le fonctionnement et le pilotage des entreprises ou des associations). Ces enjeux concernent la définition claire des objectifs, la division du travail et la répartition des rôles qui s’ensuit, la coordination et la circulation de l’information.

Dans un groupe, ce sont sans doute la répartition des rôles (en fonction des envies, des affinités ou des compétences ?) et l’adoption d’une méthodologie commune qui constituent les points les plus sensibles. Ce sont d’ailleurs deux des critères les plus souvent retenus dans la définition d’une équipe efficace (voir Katzenbach & Smith).

Pour Landry (2007), lors de la première étape les membres réagissent de manière fort individuelle, faisant état de leur expérience personnelle et analysant peu la problématique. A la deuxième étape, même si des normes et des rôles commencent à apparaître, l’analyse reste superficielle. À la troisième étape, les membres se positionnent par rapport aux questions de fond et peuvent se confronter. Et, lors de la quatrième étape, on assiste à une consolidation de la structure, en termes de rôles, de normes, de coordination des actions.

8.3 – Le cheminement dans la zone de l’affection

Pour Landry (2007), « il s’agit ici de tout ce qui, dans l’activité groupale, affecte les membres du groupe : émotions personnelles ou groupales, relations communielles ou conflictuelles, cohésion groupale. » Comme on le voit, ce qui touche aux affects recouvre le domaine des relations interpersonnelles. Inutile de dire que les enjeux personnels peuvent être fort chargés à ce niveau, puisqu’il s’agit, au sens large, de reconnaissance, de liens, de bien-être, d’amour… Notons, comme l’auteure, que les émotions et les sentiments doivent être comprises et lues aux niveaux personnel, interpersonnel et groupal.

Je vais reprendre, pour les trois premières étapes, quelques manifestations des concepts spécifiques développés par Landry.

À la première étape, elle parle de tension primaire (la distinction entre tensions primaire et secondaire est empruntée à Bormann, voir Landry, 2007). « Il s’agit pour chaque personne de s’assurer qu’elle sera acceptée dans ce groupe, qu’elle n’y sera pas agressée, qu’elle sera aimée ». Les rapports entre les personnes se caractérisent alors par de la politesse, des sourires timides, des silences, de l’ennui, des rires nerveux. Les premiers échanges apparaissent à la fois superficiels et agréables. Mais, il se peut aussi que, dès le début, certains marquent leur emprise sur le groupe ou agressent un autre participant.

Au niveau affectif, la deuxième étape se caractérise par une sorte de négation des différences individuelles. Celle-ci peut prendre deux formes bien distinctes. Soit, on assiste à une uniformisation, dans laquelle tous les individus sont rigoureusement équivalents et où celui ou celle qui se singularise encourra les foudres du groupe. Soit, le groupe plongera dans l’euphorie groupale (concept fort proche de l’illusion groupale évoquée plus haut). Il s’agit d’une phase jubilatoire qui comporte un sentiment collectif de bien-être et de grands élans affectueux. Elle intervient au moment où la tension primaire est levée, mais avant que le groupe ne soit aux prises avec les tensions secondaires. Le groupe devient un cocon protecteur contre les menaces extérieures. C’est un des premiers signes, même s’il est fragile, d’un sentiment d’appartenance groupale symbolisée par le « nous ».

À la troisième étape, apparaissent les tensions secondaires. Elles viennent après les équilibres fragiles et un peu irréels des compromis, sans doute défensifs, de l’étape précédente. Elles font irruption « alors que les membres du groupe se heurtent à la réalité du travail à accomplir, aux différences réelles qui les séparent, en ce qui a trait aux affinités, aux styles de comportements, aux compétences, aux valeurs. » (Bormann, 1975) Elles sont souvent contemporaines de la lutte pour le leadership. Bref, ces tensions, qui peuvent être vives et plus ou moins tenaces, équivalent au moment où le groupe ne peut plus se cacher, se réfugier dans des faux semblants, mais se trouve au pied du mur et va affronter la réalité qui consiste à faire cohabiter des identités différentes au sein d’une identité collective. Des actions de régulation sont nécessaires pour dépasser ces difficultés, faute de quoi le groupe stagnera dans un fonctionnement maussade, pétri d’agressivité latente et de démotivation.

La dernière étape se caractérise par l’accession à la cohésion groupale, laquelle « se traduit par l’émergence de sentiments de sécurité, de confiance et d’affection de plus en plus grands chez les membres, lesquels suscitent des sentiments d’appartenance au groupe, d’engagement et de solidarité, de même que le sentiment groupal de l’unité du groupe. » (Bormann, 1975). Et l’on peut parler du « nous » précisément quand chacun a trouvé sa place dans le groupe. Ajoutons que, à cette étape, le groupe peut utiliser des mécanismes de régulation et de gestion des conflits, ce qui permet l’expression des désaccords sans que les protagonistes se sentent menacés.

8.4 – Le cheminement dans la zone du pouvoir

À un premier niveau, la question du pouvoir consiste à voir qui va exercer beaucoup d’influence, imposer son avis et peser dans les prises de décision. Mais il ne s’agit pas uniquement d’une compétition entre individus. Au niveau du groupe, cette question revêt une importance cruciale car, il s’agit surtout de voir qui va entraîner les autres dans son sillage, qui va recueillir l’adhésion d’un maximum de membres et va donc permettre d’enclencher l’action collective. Il s’agit moins d’asseoir son pouvoir sur des personnes que d’arriver à mobiliser le groupe et d’exercer ainsi un véritable pouvoir d’action. Tant que la question du pouvoir qui, dans un groupe, est celle du leadership n’est pas résolue, ce groupe progressera de manière beaucoup moins efficace dans l’accomplissement de sa tâche.

Selon (Bormann, 1975), l’attribution du leadership peut aboutir via 4 scénarios :

  • Scénario 1 : deux candidats émergent assez rapidement, l’un des deux reçoit l’appui clair d’un autre membre, appelé le soutien, et les autres se rallient. C’est le scénario le plus rapide.

  • Scénario 2 : il y a deux ou trois candidats qui reçoivent chacun l’appui d’un membre, ce qui entraîne des confrontations avec de fortes tensions secondaires ; c’est long et frustrant surtout si les autres membres n’arrivent pas à se situer.

  • Scénario 3 : quand un groupe traverse une crise importante due à un événement externe ou interne (par exemple, un comportement très déviant chez un membre influent) et quand cette crise polarise l’énergie de tous, la personne la plus apte à juguler la crise deviendra le leader.

  • Scénario 4 : le groupe ne parvient à se choisir un leader, faute de candidats jugés « valables » ou, s’il y parvient néanmoins, le démet rapidement de ses fonctions.

Le cheminement du groupe dans la zone du pouvoir amènera donc les membres à se choisir, accepter, reconnaître et légitimer un leader. Cela ne se fait pas toujours facilement, comme le montrent trois des quatre scénarios de Bormann. A noter que si, en théorie, la cohabitation de deux, voire plusieurs, leaders est concevable (avec une répartition de leur pouvoir selon les domaines ou les tâches), elle masque souvent un conflit non résolu entre plusieurs prétendants.

Lors de la première étape, on pourrait dire que l’ensemble du groupe observe l’émergence des candidats potentiels. Une première différenciation voit se dégager certains statuts entre les membres. Mais, surtout, les prédispositions des uns ou des autres à occuper un rôle central apparaissent. C’est un peu comme si on procédait par élimination. Ceux qui parlent peu ne seront pas retenus, pas plus que ceux qui se révèlent incompétents ou dogmatiques.

La deuxième étape voit l’émergence plus précise d’un, deux ou trois candidats. Ceci est favorisé par le fait que la différenciation des rôles et statuts se poursuit. Les candidats commencent à se confronter et reçoivent assez vite des appuis parmi les autres membres. Dans certains cas, quand un seul candidat, soutenu, émerge, on se trouve dans le scénario 1 et la question est résolue. Sinon, la question est reportée à l’étape suivante (Bormann, 1975).

Durant cette troisième étape, on peut dire que la question du leadership pose effectivement problème et consomme beaucoup d’énergie. On se retrouve dans l’un ou l’autre des scénarios 2, 3 ou 4. Le groupe se débat alors avec des tensions secondaires importantes. Soit, les difficultés sont surmontées et le groupe se choisit un leader ; soit, on n’y arrive pas et la lutte continue (Bormann, 1975).

Quand le groupe accède à la quatrième étape, cela signifie automatiquement qu’il a « intronisé » plus ou moins implicitement une personne au poste de leader. Celui-ci est reconnu et légitimé. En outre, la structure du pouvoir apparaît claire et stable, ce qui signifie que le processus de prise de décision ne pose pas problème et que les anciens aspirants au poste de leader sont intégrés au groupe et peuvent y trouver leur place.

Ajoutons, pour clore cette brève présentation du modèle de Landry (2007), que les trois zones dynamiques sont bien évidemment interdépendantes et que la progression du groupe dans l’une des trois conditionne son cheminement dans les deux autres.

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